Une fois le passage ouvert, en miroir ou autrement, l’univers se dédouble, désertant la réalité objective pour exhiber des signifiants dont la forme et le sens auront été détournés, subrepticement ou visiblement. Ici, cet Univers autre, à l’histoire non naturelle, est celui d’un Museum, tel qu’il apparaît à travers les réminiscences et l’imaginaire d’Ingrid Luche, à l’orée de ce que Roger Caillois appelle «l’incertitude qui vient des rêves».
À l’entrée, un diptyque, Le Tigre (Léopard Bleu), 2007, deux tirages pigmentaires sur papier dans des cadres de bois et de verre, presque identiques: un magasin de reprographie avec des photocopieurs à l’intérieur, des plantes vertes, une série de cartes sur un présentoir (dont on ne sait si elles sont de visite ou postales, invitant au voyage) et, en devanture, la reproduction photographique d’un félin tacheté.
Dans la seconde photographie, les cartes et l’une des plantes sur la droite sont désormais hors champ, disparues dans une dimension invisible, tandis que l’on aperçoit maintenant le reflet d’une voiture dans la vitrine.
Nous voilà prévenus: là où le léopard s’appelle tigre, là où les rayures sont ocelles, là où nous sommes aussi dépaysés qu’un félin dans un magasin de reprographie, l’effet miroir, en plus de conduire ailleurs, n’obéit pas à une stricte symétrie («Ailleurs» est d’ailleurs le nom d’une exposition présentée par Ingrid Luche jusqu’au 15 janvier 2012 à la Galerie Ruteboeuf à Clichy).
À la façon de Borges dans Tlön Uqbar Orbis Tertius, des éléments peuvent tout aussi bien être ajoutés, ôtés, modifiés que tronqués: à l’infini, peut-être, des reprographies quand, dans le secret de son alchimie, le subconscient capte, copie, conserve et redessine tout autrement.
Mais il y a plus encore, c’est la loi du genre, on le sait. Une fois que l’on a suivi le lapin, celui d’Ingrid Luche comme celui de Lewis Carroll ou des frères Wachowski, il faut s’attendre à ce que la magie — ici dans une performativité de l’exposer —, opère de véritables mutations. C’est ainsi que la série des Ghosts Dresses, chrysalides hantées par la figure du papillon, nous fait face dans la première salle. Amples et longues tuniques inspirées des costumes de danses rituelles de tribus amérindiennes, fichées à la verticale sur des portants en métal peint, elles incitent à différentes métamorphoses ou métempsychoses chamaniques.
La Grande Robe de l’Ange de mer ocellé qui, dans un habit noir et gris de bourreau du jugement dernier, porte enfin de belles ailes colorées, fait songer que la couleur turquoise aura contribué à nous envoyer dans cette mer où l’inconscient décide, comme la mer de Solaris, le livre de Stanislas Lem (et le film d’Andréi Tarkovski).
Dans la salle intermédiaire, Mise en vente d’un ensemble de Sol LeWitt fossiles par Sotheby’s, graphite sur papier noir et Blue Moon, bleu de travail — vêtement en denim aux formes cette fois impossibles et couvert des post-it du quotidien (en tissu thermocollé) —, précèdent le cabinet de dessin de la troisième salle.
Ces dessins (faits à l’aide de feutres indélébiles, de feutre-gouache, de vernis à ongle, de stylos encre, de fluos et de Tipp-Ex), font apparaître les figures de l’exposition retournées dans leurs deux dimensions: Le Lapin turquoise, les motifs des Ghost Dresses ainsi que Monsieur Pigman.
Parallèlement, on réalise alors que de Sol LeWitt aux tuniques et aux dessins, les structures d’une architecture aux paramètres étranges affleurent partout (plus précisément encore avec les dessins Projection + eau + percée + envers et ERBayUN) faisant songer à certaines expositions précédentes d’Ingrid Luche ainsi qu’au projet en cours «Les maisons de mes rêves».
Comme si la question d’un habiter était aussi en jeu, non pas nécessairement un habiter en poète, pour le dire comme Hölderlin, mais un habiter en rêveur, en papillon ou en lapin turquoise, là où, d’un univers à l’autre, les conditions spatio-temporelles ont été modifiées.
Dans l’obscurité de la quatrième salle, trône enfin sur sa stèle la sculpture ethnographique de Monsieur Pigman, buste noir de cochon aux longues pattes avant, piercé et tacheté de couleurs vives, dont, entre mot-valise et homonymie, on appréciera la composition du nom (entre homme-cochon et pigment).
Ce qui rappelle qu’à suivre le lapin, dans un univers muséal comme ailleurs, on ne rencontre pas dans ces bestiaires des anges et des bêtes seulement bienveillants ou drolatiques.
Å’uvres
— Ingrid Luche, ERBayUN, 2011. 33 x 40,5 cm
— Ingrid Luche, Le Lapin turquoise, sans date. Céramique émaillée. 16 x 28 x 10 cm
— Ingrid Luche, série Ghost Dresses», 2011. 160 x 90 cm, portant : 173 x 70 cm
— Ingrid Luche, The ERBayUN Dress, 2011. 160 x 90 cm, portant : 173 x 70 cm
— Ingrid Luche, Papillon / Butterfly, sans date. Peinture gouache et acrylique sur papier, ruban adhésif sur papier. 34,5 x 47 cm
— Ingrid Luche, Sans titre, sans date. Sculpture dans vitrine: plastiline, polystyrène expansé, bois et métal. 220 x 90 x 90 cm
— Ingrid Luche, Mise en vente d’un ensemble de Sol LeWitt fossiles par Sotheby’s, 2011. Graphite sur papier canson noir et aimants. 24 x 30 cm
— Ingrid Luche, Monsieur Pigman, sans date. Dessin sur papier (feutre indélébile, feutre gouache, encre, vernis à ongle, stylo-encre, Tipp-Ex). 40,5 x 33 cm