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Le Goût du paradis

En lisant Le Goût du paradis, il apparaît que la femme jeune pense très tôt à parfaire ses techniques pour approcher les garçons. Et que tout aussi tôt, elle pense tout le temps aux garçons, d’une façon ou d’une autre. Lorsque les femmes évoquent la manière dont elles voient les hommes, lorsqu’elles expliquent comment elles ressentent, éprouvent ou perçoivent leur relation à l’autre sexe, la curiosité fait écarquiller nos mâles yeux insatiables. On veut tout savoir. Aussi, la façon dont l’auteure montre le naissant désir de la jeune narratrice à la sensualité, avec cette simple spirale au bas ventre mérite qu’on s’y attarde. Le lecteur masculin se dit alors : « Ah ouais ? ça fait comme ça chez elles ? ». Si la pensée machiste peut s’arrêter là, c’est déjà pas mal. Bel effort, mec. Mais pour un lecteur supposé attentif à chaque frémissement féminin, un sensible, quoi, alors, des horizons de connaissance ou de science (ou d’art) à acquérir s’éploient à l’infini. C’est là que la bande dessinée, ou en tout cas celle-ci fait son effet : une spirale pour un milliard de questions. Pas mal pour un griffonnage noir et blanc ! 

Mais déjà, une certaine perturbation secoue ces premières lignes.
Quelque part en Seine Saint-Denis, deux préados, Virginie, la narratrice et sa copine devisent devant la télé. On sonne, deux autres copines arrivent. Virginie, un peu contrainte, sort les films porno de son père. Sans même les visionner, stupeur et dégoût des copines. Honte de Virginie : « Ma vie est foutue », conclut-elle. Et la page d’après, un flash-back de l’école primaire d’une dizaine de pages explique :  » Je paie pour mon passé de petite peste ». A partir de là, le souvenir des rapports de Virginie aux garçons émergent doucement ou violemment, à travers Ken et Barbie qui se touchent, à travers des méli-mélo torrides et précoces.

C’est dans cette même veine d’anecdotes courtes, futiles et essentielles qu’on la retrouve à nouveau préado, Virginie, plus lisse que Nanou la déjà tatouée, plus modérée que ces autres au franc-parler, plus blonde et plus plate que certaines, mais plus fine aussi, plus attachante parce qu’en éveil. Elle montre bien comment ce mille-feuilles d’instants de désir intense conduit au premier baiser tant rêvé. La palot qui tourne et tourne à l’envers aussi et encore…. « Nul », jette-t-elle à Nanou. Et on tourne la page avec elle, aussi vite qu’elle. Raté pour le goût de paradis, pour l’instant.
L’acte amoureux ne se concrétise pas, alors que toutes les conditions sont réunies ? « Karim, il dort la nuit ». Point de paradis là non plus. Pas grave, la vie va vite et offrira bien cette opportunité. Pendant les vacances d’été en Italie, elle flirte avec des autochtones parfumés. Sans lendemain. Et lorsqu’elle revient, elle retrouve les garçons de son département, « qui ont un tout autre charisme ». Elle n’arrête pas, Virginie !

Les cages d’escaliers, les boums, les premières règles, les ennuyeux déjeuners du dimanche en famille, les seins qui poussent, tous ces instants son traités comme des micro-scènes à l’intérieur de cases rondes comme une télé arrondie des années 80-90. D’ailleurs, l’auteure use souvent de traits serrés horizontaux en guise de décor, comme à la télé pas TNT. En ce qui concerne le traitement, tout se passe comme si l’auteure avait retrouvé des petits bouts de vie filmés en super 8 et qu’elle avait décidé de les transcrire, de les encoder en bande dessinée; des petits bouts de vie très bien montés en VHS, très vifs.

Le dessin est joliment spontané, pas complètement fini, suggéré, un peu simpliste aussi parfois. Souvent, les bouches sont absentes, comme gommées. Alors le lecteur imagine, mais un peu trop. On voudrait plus d’épaisseur, de relief, de vie. Parce que le scénario s’avère si maîtrisé qu’on est sans mal l’adolescente narratrice. Parce que tout est si juste, si réaliste, si précis dans l’emploi des mots qu’on serait en droit d’entrevoir plus de justesse dans la situation dessinée.

Le seul point noir que même Biactol ne parvient pas à ôter, c’est un peu le manque de mystère, de magie, alors même qu’on part en quête de paradisiaque. Les anecdotes restent au niveau de la petite anecdote. Virginie effeuille son catalogue de garçons et se maintient trop à la surface des choses. Par exemple, les garçons parlent à peine. Les garçons sont dépourvus de  personnalité. Les garçons ne seraient-ils que bouche et mains qui pelotent pour elle ? Le récit d’une bonne vieille drague des familles avec l’un des prétendants aurait été bienvenu. Et puis, découvrir quelques jaillissements supplémentaires aussi saisissants que la spirale au ventre aurait été bien agréable. Quand on a 15 ans, il en survient de toutes parts… (voir le roman de Denton Welch, Soleils brillants de la jeunesse, [‘In Youth is pleasure’ en anglais], aux éditions Viviane Hamy).

Certes, c’est un parti pris, certes, le point de vue narratif, c’est avant tout l’intimité d’une jeune fille, la configuration de ses pensées sans cesse sensuelles. Mais un échange pas seulement unilatéral, les mots de Virginie confrontés à ceux des jeunes hommes, un soupçon d’égotisme en moins, ç’aurait apporté un peu de « spirale » aux garçons, non ?

Ce qu’est le goût du paradis s’est peu à peu précisé. L’intensité que Nine Antico a su mettre dans son récit des années d’insouciance le démontre assez. Et elle le fait avec cette légèreté tantôt radieuse, tantôt tragique avec laquelle les adolescents éprouvent la moindre chose qui advient. Pour cela, elle est digne d’admiration. Mais le goût du paradis est lié à un passé révolu alors, point de recette à mettre en application pour les lecteurs… Dommage.

Se pose finalement la question des garçons sans âme, et j’aimerais la poser très doucement à l’auteure, pour comprendre, parce que mon avis ne demande qu’à vaciller, et peut-être m’éblouira-t-elle alors d’une spirale aux allures de paradis ?

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