ÉDITOS

Le document à l’ère du soupçon

PAndré Rouillé

C’est encore un signe de ces temps de doute : les interrogations sur le document connaissent une nouvelle actualité, comme pour chercher ce qui pourrait aujourd’hui encore en tenir lieu. Ce mouvement, qui traverse tous les grands secteurs attachés à rendre compte du monde, concerne tout particulièrement la photographie qui, en matière de document, a joué un rôle de premier plan pendant près d’un siècle et demi. C’est dans ce cadre que le Jeu de Paume propose, sous le signe du «document contemporain», l’exposition «Croiser des mondes».

C’est encore un signe de ces temps de doute : les interrogations sur le document connaissent une nouvelle actualité, comme pour chercher ce qui pourrait aujourd’hui encore en tenir lieu. Ce mouvement, qui traverse tous les grands secteurs attachés à rendre compte du monde, concerne tout particulièrement la photographie qui, en matière de document, a joué un rôle de premier plan pendant près d’un siècle et demi. C’est dans ce cadre que le Jeu de Paume propose, sous le signe du «document contemporain», l’exposition «Croiser des mondes» rassemblant cinq photographes et/ou vidéastes français, suisse, allemand, belge et américain : Guillaume Herbaut, Emmanuelle Antille, Janaina Tschäpe, Geert Goiris et Stanley Greene.

Cette initiative d’une institution largement dévolue à la photographie est d’autant mieux venue qu’elle répond aux préoccupations quotidiennes des photographes, des cinéastes (ceux du «Cinéma du réel» en particulier), évidemment des vidéastes et des opérateurs de télévision, mais aussi des artistes et de tous les faiseurs d’images. Elle fait en outre écho aux «soupçons» que nourrit de plus en plus le public à l’égard de toutes les images réputées documentaires.
Ce projet trouve une pertinence supplémentaire dans le diagnostic que Gilles Deleuze avait émis sur l’époque: celui d’une perte croissante de notre croyance en ce monde-ci.

Une telle initiative à beaucoup d’égards aussi stratégique exigeait donc d’être soutenue par un appareil théorique capable d’envisager les conditions de possibilité d’un «document contemporain» de façon pertinente et opératoire.
Là où l’on attendait une approche dynamique et nécessairement rénovée du document pour en aborder la version contemporaine, Régis Durand ne délivre dans le catalogue que des considérations filandreuses sur l’entrecroisement : «A tout instant, dans toute expérience vécue et dans toute représentation, des mondes différents s’entrecroisent». Plus loin : «Nous n’avons affaire qu’à des composés, des mixtes». Avant d’admettre que, «certes, la pluralité, l’entrecroisement de strates différentes d’expérience ne constitue qu’un élément de description, et non une résolution théorique».

C’est pourtant cette notion molle d’«entrecroisement» qui sert de principe directeur à l’ensemble de l’entreprise : au titre de l’exposition «Croiser des mondes» autant qu’à la question même de «document contemporain» qui la sous-tend.
«Quand on fait une image du monde réel», explique Régis Durand sans se soucier du caractère déjà très problématique de cette phrase d’apparence anodine, «des mondes différents y sont entrecroisés : le monde réel, que ces images sont censées évoquer ; le monde des formes de l’art, à l’histoire desquelles nul n’échappe ; une histoire et un discours subjectifs enfin, aussi bien du côté de celui qui a fait ces images que de celui qui les regarde. Cet espace complexe est celui du document contemporain».

Si l’espace du «document contemporain» est effectivement complexe, il est préférable de ne pas l’enliser dans les marécages de fausses notions telles que «le monde réel», «le monde des formes de l’art», sans même parler de ces très vagues «histoire et discours subjectifs», ni insister sur cette surestimation de l’art au détriment des transformations technologiques, économiques et sociales qui ont jalonné l’évolution de la photographie depuis le milieu du XIXe siècle.
En revanche, la fonction-document et son historicité sont l’une et l’autre ici étonnamment absentes. Rien n’est dit sur les mécanismes de la fonction-document en photographie, ni sur ses évolutions pour aboutir à la situation présente du «document contemporain» ?

Pourtant, entre 1850 et aujourd’hui, la fonction-document de la photographie n’a pas cessé d’évoluer. A partir du dernier quart du XXe siècle, cette évolution est, me semble-t-il, entrée dans une nouvelle phase qui est celle d’un devenir-expression du document, c’est-à-dire celle du passage de la photographie-document proprement dite à ce que l’on pourrait appeler une «photograhie-expression».

La photographie-document est celle dont les mécanismes techniques sont les garants incontestés d’une idéologie du vrai photographique. Le devenir-expression du document s’enclenche avec la crise de ce régime de vérité.
Cette crise, qui se manifeste par le passage du document à l’expression, met en évidence que la photographie n’est pas en soi un document, et qu’elle est seulement dotée d’une valeur et de formes documentaires variables selon les circonstances.
C’est pourquoi cette valeur documentaire, après avoir connu des niveaux très élevés dans la phase florissante de la société industrielle, décline avec elle ; c’est pourquoi la perte d’hégémonie de la photographie-document ouvre la voie à d’autres pratiques jusqu’alors marginalisées ou embryonnaires, notamment la photographie-expression.

Contrairement aux idées reçues, la photographie-document n’assure pas de rapport direct — ni même raccourci ou transparent — avec les choses. Elle ne met pas le réel et l’image face à face, dans une relation binaire d’adhérence (chère aux monomaniaques de l’empreinte). Entre le réel et l’image s’interpose toujours une série infinie d’autres images, invisibles mais opérantes, qui se constituent en ordre visuel, en prescriptions iconiques, en schémas esthétiques.

Même quand il est au contact des choses, le photographe n’est pas plus proche du «monde réel» que ne l’est le peintre au travail devant sa toile. Parce que le «monde réel» ne se réduit ni aux choses, ni aux apparences ; parce qu’il n’est pas, comme le croient les platoniciens, ce donné-là dont on croit pouvoir simplement faire une image ; parce que, en effet, le photographe ne fait jamais une «image du monde réel» mais une «image avec le monde» — loin d’être mince, cette précision est celle qui permet de penser le «document contemporain».

Alors que la photographie-document repose sur cette croyance qu’elle est une empreinte directe, la photographie-expression assume son caractère indirect. Du document à l’expression s’affirment les principaux refoulés de l’idéologie documentaire : l’image, avec ses formes et son écriture; l’auteur, avec sa subjectivité ; l’Autre en tant qu’il est dialogiquement impliqué dans le processus photographique.

Ce passage du document à l’expression se traduit par de profonds bouleversements dans les procédures et les productions photographiques, ainsi que dans le régime de vérité, car la vérité du document n’est pas celle de l’expression.
Historiquement ce passage s’enclenche quand la photographie-document commence à perdre le contact avec le monde qui, à la fin du XXe siècle, est devenu trop complexe pour elle ; mais surtout, quand le monde lui-même fait l’objet d’un large mouvement de défiance, quand on commence à ne plus croire en ce monde-ci.

Enfin, le passage du document à l’expression a pu s’opérer parce que le document réputé le plus pur est en fait inséparable d’une expression : d’une écriture, d’une subjectivité et d’un destinataire — aussi réduits ou refoulés soient-ils ; parce que le document est toujours-déjà construit, fictionnel ; parce que, en un mot, la différence entre le document et l’expression n’est pas de nature, mais de degré.

André Rouillé.

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Clarisse Hahn, Les Protestants, 2005. Film documentaire couleur. 85 minutes. Courtesy galerie Jousse entreprise, Paris.

Lire
— Régis Durand, Croiser des mondes. Document 2, Éd. Jeu de Paume, Paris, 2005.
— André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, coll. Folio/Essai, Gallimard, Paris, 2005.

Texte de Muriel Denet sur l’exposition «Croiser des mondes»

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