Il est si proche et si lointain le temps où Paris Match arborait fièrement son fameux slogan «Le poids des mots, le choc des photos». C’était l’époque des certitudes. Celle où l’on était persuadé qu’il y avait des camps, des positions, des zones bien délimités qu’il suffisait de raccorder. Il y avait le monde, le réel, dont il fallait rendre compte, de différentes façons certes, mais dans le but commun de les faire partager, découvrir, éprouver, comprendre, et voir.
C’était évidemment la mission des journalistes et des reporters photographes, cinéastes puis vidéastes. Mais celle aussi des poètes, des scientifiques, et des philosophes.
Il y avait donc le monde et mille manières de le saisir. La manière de Paris Match était de conjuguer le «poids des mots» avec le «choc des photos», c’est-à -dire de produire des documents : un entrecroisement de matériaux visuels et discursifs de représentation susceptible de soutenir une vraisemblance, au sens de proposer des produits de presse semblables au vrai, entre compréhension, savoir et émotion.
Tout cela dans le cadre d’un régime de vérité adossé à une série de productions éditoriales de «miroirs du monde», et aux multiples déclinaisons de la fameuse théorie du reflet.
Aujourd’hui, avec le «déclin de l’empire américain» au Vietnam (pour reprendre le titre du film du Canadien Denys Arcand), après la destruction du Mur de Berlin, après l’effondrement du système colonial (dont on tente ces temps-ci de nous infliger une extravagante réhabilitation), et dans le sillage des bouleversements des modèles économiques et des régimes sociaux et politiques, l’édifice mental, social, culturel et philosophique sur lequel reposait le document s’est écroulé. Le monde est devenu un«chaosmos» (Félix Guattari).
Les journalistes, les photographes, les cameramen continuent à prétendre (et, pour les plus crédules, à croire) qu’ils fabriquent toujours des documents, mais le cœur et l’esprit n’y sont plus.
On a admis du bout des lèvres que l’on faisait à la télévision des docu-fictions. On reconnaît désormais ouvertement que rendre compte du réel consiste toujours à le fictionaliser. Autrement dit, il est (enfin !) communément admis que les documents sont toujours des productions, et s’est évanouie l’illusion qu’ils pouvaient être des empreintes directes et sans médiations du réel.
Plus d’un siècle après Nietzsche, l’évidence s’est imposée que la suite du monde est devenue fable.
L’altière certitude du document d’incarner une vérité s’est écroulée. Le monde a tellement basculé, si profondément et si rapidement, que le célèbre titre Les Mots et les Choses de Michel Foucault semble devenu très éloigné des questions du présent.
Il ne s’agit plus en effet de raccorder les mots aux choses, ou d’examiner comment les uns se distinguent ou se séparent des autres, il s’agit de penser une situation, la nôtre, dans laquelle les mots existent et vivent sans les choses, indépendamment d’elles. Comment les mots n’ont plus même pour ambition — ou contrainte éthique — de coller aux choses.
Les mots, mais aussi les images et les discours, se sont autonomisés des événements, des choses et des états de choses.
C’est une évidence dans les médias, c’est vrai aussi en politique, aujourd’hui jusqu’à la caricature. Par l’extraordinaire flexibilité et mobilité qu’il confère aux discours et aux images, le numérique vient encore accentuer cette disjonction entre le monde, d’une part, les mots, les images et les discours, d’autre part.
Cette disjonction croissante qui nous éloigne de plus en plus du «monde réel», comme disent les fabricants d’images politiques et médiatiques, est l’une des formes de sa virtualisation.
Pourtant, le monde existe toujours, dans toute sa matérialité et sa consistance sociale, avec son lot de souffrances et de joies, mais les mots, les images, les discours le recouvrent chaque jour davantage, en assumant tout bonnement de n’être plus tenus à un devoir de représentation, de vérité, et même de vraisemblance.
Ni vrai, ni semblant, le document mène désormais sa vie, en toute autonomie et indifférence vis-à -vis du monde. Ce n’est évidemment plus un document juste, ni «juste un document», comme pouvait encore justement le dire Jean-Luc Godard. C’est désormais le document à la dérive d’une époque de doute.
André Rouillé.
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John Baldessari, Arms & Legs (Specif. Elbows & Knees), etc.: Two Arms (with Three Noses), 2007. Œuvre tridimensionnelle : tirages photographiques jet d’encre d’archive et peinture acrylique sur panneau Sintra. 160 x 151,1 cm. Courtesy Galerie Marian Goodman. © John Baldessari, Paris/New York.