de cette opposition plus condescendante qu’opératoire. Son usage courant par les esthéticiens et historiens d’art d’outre-Atlantique n’a pas suffi à lui conférer plus de légitimité et de pertinence.
En effet, l’art (d’élite) et les imageries (de masse) ne s’opposent pas hiérarchiquement comme le haut et le bas, mais correspondent à des aires sociales de circulation et à des modalités différentes d’images. Appelons ces modalités le distinct et le mêlé.
Ce couple notionnel, d’autant plus fécond qu’il n’est pas strictement symétrique, pourrait émaner d’un dialogue involontaire entre deux ouvrages récents, à beaucoup d’égards très différents : l’un de Jean-Luc Nancy, Au fond des images (éd. Galilée), l’autre de Roger Pouivet, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un essai d’ontologie de l’art de masse (éd. La lettre volée).
Pour Jean-Luc Nancy, l’image n’est image que par sa capacité à se distinguer des choses, à se détacher, à «se tenir à l’écart du monde des choses en tant que monde de la disponibilité». L’image «n’est ni la chose, ni l’imitation de la chose», elle est de l’ordre du distinct, du distant, du dissemblable. Alors que Roland Barthes s’obstinait à vouloir notamment confondre la chose avec son cliché photographique, Jean-Luc Nancy insiste opportunément sur cela que «l’image est une chose qui n’est pas la chose», qui s’en distingue essentiellement. «Sa distinction est la dissemblance qui habite sa ressemblance ».
A cette conception qui fait reposer l’image sur l’écart, s’oppose celle d’un art de masse qui, selon Roger Pouivet, se caractériserait par la fusion et la diffusion. Qui ne serait pas inférieur à l’art moderne ou contemporain légitimé par les grandes institutions artistiques internationales, mais qui s’en distinguerait par le mode d’existence des œuvres : systématiquement multiples, offertes à une disponibilité planétaire, diffusées grâce à des moyens techniques de masse et accessibles par un vaste public, sans que de grands efforts et de connaissances préalables soient nécessaires.
Dans l’art de masse, les conditions de la diffusion vers un public indéterminé et planétaire sont intégrées au processus de production. La diffusion n’est pas un moment distinct de la production de l’œuvre qui n’existe que par et dans la diffusion.
A l’inverse de l’image qui se situerait dans l’écart et le distinct, l’œuvre d’art de masse (film, musique, roman, vidéo, pièce numérique, etc.) serait de part en part conçue pour se fondre dans la masse de ses récepteurs-consommateurs, pour aller au devant d’eux, pour être techniquement accessible, directement intelligible, économiquement abordable.
Le retrait et la distance renforcent la valeur des images légitimes, tandis que l’accessibilité concourt à dévaluer les œuvres de masse, même les plus sophistiquées. Les premières, souvent uniques, ou toujours produites en quantités limitées, évoluent dans les lieux de la contemplation et de la lenteur que sont les musées ou les galeries ; les secondes envahissent à profusion les temples de la marchandise, de la consommation immédiate, directe, éphémère et planétaire.
Deux univers d’images se côtoient donc, qui ne se rencontrent que très partiellement sur l’échelle hiérarchique des valeurs, séparés qu’ils sont par des vitesses d’images, des distances au monde et aux choses, des aires de circulation, des usages, des modes de production, des quantités, des régimes économiques.
En bas, l’accessibilité confère à l’art de masse une actualité à rebours des valeurs de l’art légitime : celles-là mêmes qui fondent son inactualité.
André Rouillé.
Une série de tables rondes organisées par paris-art est programmée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (les premiers mardis de chaque mois). Celle d’octobre aura lieu exceptionnellement le 12.
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Damien Cabanes, Sans titre, 2003. Plâtre peint. Dimensions variables. Courtesy galerie Eric Dupont.