Cet alliage entre la photographie et certaines démarches artistiques marquait la naissance d’une nouvelle version de l’art, d’un nouvel art dans l’art: l’art-photographie, en regard duquel la notion faible de « photographie plasticienne » parfois employée à son propos est un total contresens.
La photographie n’est donc entrée de plain-pied dans l’art qu’en tant que matériau. Alors que le vecteur ou l’outil restaient encore extérieurs à l’œuvre, le matériau en fait totalement partie. On se sert d’un outil, mais on travaille un matériau dans un processus inséparablement technique et esthétique. De l’instrument au matériau, la photographie s’est affranchie de ses servitudes fonctionnelles.
Ce passage s’inscrit dans une série d’évolutions profondes de la photographie, de l’art et du monde. A l’ère de l’électronique, les nouveaux besoins en images de la science, de l’industrie et de l’information dépassent de beaucoup les capacités du procédé photographique qui est frappé d’obsolescence et repoussé dans les marges de la production. Cette baisse des fonctions pratiques du procédé s’accompagne d’une valorisation esthétique des images, c’est-à -dire de l’essor d’un art et d’un marché de l’art photographiques, et de l’accès de la photographie au rang de matériau artistique.
A la suite de l’art moderne qui a, tout au long du XXe siècle, ouvert largement l’art à une multitude de matériaux, la photographie devenait, à la veille du XXIe siècle, l’un des matériaux artistiques majeurs. Contribuant à substituer une machine à la main de l’artiste, elle faisait sauter l’un des verrous les plus forts de la tradition artistique : le lien nécessaire entre l’art et le geste de l’artiste, l’antinomie absolue entre l’art et la fabrication mécanique.
L’art-photographie s’inscrivait ainsi dans un courant de désubjectivation et de dématérialisation de l’art, de démythification de l’artiste-créateur et de l’originalité de l’œuvre, qui a jalonné tout le XXe siècle pour atteindre son apogée dans les années 1970 avec l’Art conceptuel.
En raison de son supposé déficit de matérialité et de subjectivité, l’alliage art-photographie apparaît ainsi comme l’aboutissement d’un long déclin des valeurs matérielles et artisanales de l’art; comme l’effet d’un processus conduisant des œuvres-objets, faites pour le regard, vers des propositions sans forme matérielle arrêtée, faites pour la pensée.
Mais l’art-photographie, qui oppose une sorte de quasi-objet technologique aux objets artistiques canoniques manuels, vient tout autant, par ces quasi-objets, assurer une permanence de l’art-objet dans un long et croissant mouvement de dématérialisation de l’art selon lequel la fabrication d’artefacts compte moins que la production de rapports au monde.
L’alliage entre l’art et la photographie est donc éminemment ambivalent : participant du déclin de l’objet dans l’art, il contribue à ramener l’art dans l’objet. La photographie remplissait déjà cette fonction de sauver l’objet dans le Land Art ou l’Art corporel. En documentant des actions éphémères elle prolongeait des œuvres-événements dans des clichés-objets propres à l’exposition, à la vente, à la reproduction, à la circulation, à la consultation. Bref, la photographie réconciliait l’art-événement avec le marché.
C’est cette direction que le design vient renforcer en inscrivant avec force des objets à part entière dans les territoires et les pratiques de l’art, en relayant l’ambivalente résistance de la photographie à la dématérialisation de l’art par sa rematérialisation massive. Après un siècle d’événements, de concepts, d’art à propos de l’art, ou de pratiques théoriques, le design procède dans l’art à une sorte de revanche de l’objet dans son double aspect matériel et fonctionnel.
Autant que la matérialité, le design importe en effet la fonctionnalité dans l’art, et le fait ainsi dériver hors de ses horizons traditionnels d’inutilité, de «finalité sans fin».
La rematérialisation par le design ne va donc pas sans une transformation de l’art par infusion en son sein des valeurs d’utilité pratique contre lesquelles il s’est historiquement constitué, et sans un aplatissement des distinctions entre esthétique et artistique.
Alors qu’un objet design pouvait en effet être esthétique sans être artistique, sa valeur esthétique est aujourd’hui convertible en art. Cela parce que l’instance artistique est désorientée par la perte de ses anciens critères d’exclusion et d’admission, et qu’elle est submergée par le règne absolu du marché selon lequel un bel objet-marchandise est fondé à prétendre à la dignité d’art.
Plus rien ne résiste donc au marché, pas même l’espace symbolique de l’art. Pas même les œuvres qui, de plus en plus nombreuses, déclinent ou adoptent pour matériau des éléments de mobilier : tables, lampadaires, chaises, étagères, fauteuils, etc. Comme si, à mesure que le monde se virtualisait, certains secteurs de l’art tendaient à le réincarner, à lui redonner matière, poids et consistance. Faire contrepoids : une manière d’aujourd’hui de résister ? Mais à quoi ?
André Rouillé.
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Mathieu Mercier, Sans titre, 2004. Plâtre. 130 x 88 cm. Courtesy galerie Chez Valentin.