Se poser la question de la sexualité en danse pourrait passer pour une évidence, tant le corps est, par essence, le lieu de projection et de réalisation du désir. Il n’en reste pas moins un projet ambitieux, et risqué, aussi bien pour le programmateur que pour le spectateur, en cela qu’il s’expose aux lieux communs de la nudité et du corps objet, aux provocations inutiles, aux nostalgies performatives.
Partant de ce postulat, on peut dire que le festival s’en tire bien, et même plutôt très bien. Car si l’on trouve, ça et là , quelques unes de ces dérives classiques, la sexualité y est, davantage qu’un axe déterminant et univoque, la composante d’une réflexion plus large sur l’identité et la découverte de l’autre. Et surtout, elle génère une chorégraphie de la rencontre, dont les expressions variées inventent de nouvelles interfaces, relations et esthétiques, allant jusqu’à redéfinir les géographies corporelles. Les frontières du chorégraphiable sont repoussées, élargies à l’intérieur du corps comme pour les explorations anales de François Chaignaud et Cecilia Bengolea.
Libido sciendi
Dés l’ouverture des Inaccoutumés et pour son premier projet chorégraphique, le metteur en scène Pascal Rambert balaye les gradins d’une vague sensuelle. Les corps nus de ses deux jeunes danseurs se cherchent, se découvrent dans une prospection continue et non hiérarchisée des territoires de l’autre. Des cheveux, du ventre, du nez, de la bouche, du sexe, tout est source d’investigation, objet de désir. Ce dernier, omniprésent, s’exprime dans la fulgurance d’une course ou d’une empoignade, dans la pesanteur d’un corps, dans l’alternance entre vertical et horizontal, tension et relâchement. Du sexe, il ne reste que l’énergie pulsionnelle qui pousse à l’immersion dans l’autre, à sa dévoration ; du coït, que la métaphore de la rencontre des corps. En donnant à sa pièce le titre de Libido sciendi, terme défini originellement par Saint-Augustin comme le désir de la connaissance, Pascal Rambert abolit la frontière, là encore augustienne, qui le sépare de la Libido Sentiendi, le désir sensuel au sens large. Avec lui, les deux semblent se rejoindre dans la même recherche d’une vérité, d’une philosophie charnelle.Â
La soirée Levi / Chaignaud et Bengolea
Autre très bonne surprise de l’édition 2008, la pièce de Marcela Levi contraste par sa sobriété avec celle de François Chaignaud et Cecilia Bengolea, programmée dans la même soirée et qui ne parvient pas à nous convaincre (à la différence de la première) tant elle est prisonnière de sa forme — l’introduction anale de godemichés — au détriment d’une profondeur relationnelle. Plus implicite, le propos de la jeune chorégraphe brésilienne ne manque pourtant pas d’audace, ni d’une certaine violence. Chevauchant une tête de taureau, liée à elle dans un mouvement de bassin suggérant la pénétration, elle dit l’animalité de la femme et le désir de domination de l’homme, le sexisme des traditions conjugales et tauromachiques, l’érotisme et le morbide. La beauté sauvage (et plastique) de la pièce se teinte d’une autodérision justement dosée qui libère le discours présupposé de sa pesanteur.
Fiction ou réalité ?
C’est dans une dramaturgie du réel qu’Elie Hay manipule cette question des rapports de force, par le biais d’une bagarre entre deux hommes et d’une vidéo où la femme, munie d’un gode ceinture, pénètre son partenaire d’un soir. Tout commence par un vulgaire combat de rue, les interprètes se frappent au visage, se roulent à terre. Quelques spectateurs, probablement heurtés par cette violence surgie de nulle part et difficilement assimilable en tant que fiction, quittent la salle. Mais, progressivement, insidieusement, la forme du duel subit une discrète mutation — tient-elle à notre perception ? L’étreinte entre les corps fatigués se fait plus lourde, les souffles se répondent avec une intensité croissante, la combativité prend une tournure généreuse. Dans une lignée similaire, le coït inversé perd sa crudité, sa banalité de vidéo porno diffusée sur le net. La relation entre les différents protagonistes apparaît dans sa complexité, dans son potentiel chorégraphique, à travers une esthétique qui emprunte au réel tout en revenant à la forme la plus dépouillée de la représentation.
Ainsi, et tout au long du festival, la limite entre réalité et fiction sera malmenée, ne serait-ce que par le seul fait qu’il y est très difficile, à quelques exceptions près, de dissocier le public des interprètes, ces derniers préférant entrer sur scène aux côtés des spectateurs, mêlés à eux.
« Je est un autre »…
Par sa courte maxime, Arthur Rimbaud pense le sujet comme n’étant jamais semblable à lui-même, mais soumis à une transformation constante. De la même façon, les protagonistes de la dernière création d’Alain Buffard, Self and Others, interrogent leur identité par l’intermédiaire d’une phrase anodine : « This is me ? », « This is not me ? ». Si chacun d’eux se confectionne sur le plateau un monde à son image, construit sa propre représentation à partir de matériaux intimes, le soi reste une fiction, un patchwork bigarré, un mouvement permanent. Une instabilité qui est contenue tout entière dans le corps de Good Boy, autre pièce et solo historique d’Alain Buffard, écrit en 1998 et recréé en introduction au festival. Simultanément féminin et masculin, sain et malade, mobile ou statique, exposé ou dissimulé sous une carapace de slips blancs, il exprime, au-delà de la question des genres, en deçà de la problématique sexuelle, les mirages de l’identité. Car en se présentant devant nous, aujourd’hui comme à la fin des années 1990, le chorégraphe n’affirme pas seulement sa séropositivité, il expose aux yeux de tous la difficulté d’intégrer un autre soi, qu’il ait ou pas le nom de maladie.
— Alain Buffard, Good Boy et Self&Others
— Pascal Rambert, Libido Sciendi
— François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Paquerette
— Marcela Levi, In-Organic
— Elie Hay, I Like Him and He Likes Me
— Yves Godin and Guests : Point d’orgue Yves-Noël Genod, Point d’orgue Vincent Dupont, Point d’orgue Olivia Grandville, Point d’orgue Métamkine, Point d’orgue Boris CharmatzÂ