Au volant d’une chevrolet sur la route de Sintra, Fernando Pessoa s’interroge. Il passe d’une possibilité à une autre, provoque les contradictions, élargit sa subjectivité, lui oppose son revers. Il veut tout se permettre, n’écarter aucune possibilité, aucun argument. Il n’a envie ni d’arriver ni de rentrer à Lisbonne, profite d’un entre-deux, du plaisir du doute.
L’évolution récente du travail d’Elisabeth Ballet va dans la même direction. A une voie univoque, elle préfère les chemins de transverse, ceux de la multiplicité, du dialogue, des résonances entre les formes et les idées qui nourrissent ses œuvres.
En témoigne son exposition à la Galerie Serge Le Borgne, qui regroupe des pièces réalisées pour le Grand Café de Saint Nazaire en 2007 et une nouvelle œuvre.
Le ton est donné avec Eyeliner, cette route pesante de 50 mètres qui se déploie dans l’espace d’exposition, qui vient s’y confronter, se heurter aux murs, s’y adapter aussi, modulable à souhait.
Plus qu’une invitation au voyage, elle célèbre la liberté. Si la littérature, le cinéma et la photographie, notamment aux États-Unis, ont été riches sur ce sujet, Elisabeth Ballet l’érige en principe créateur. Déambuler plutôt qu’arriver. Emprunter une voie qui ne se termine jamais ou, comme semble le rêver l’artiste, qui s’arrête au milieu de nulle part.
Cette route nourrit les contradictions : ouverte sur un ailleurs, contrainte par les murs de la galerie, interdite physiquement au spectateur mais lui suggérant une évasion cérébrale.
Elisabeth Ballet puise les formes de ses sculptures dans le monde réel, celui des infrastructures pour Eyeliner, celui des enseignes aussi. Ainsi aux murs, deux inscriptions dialoguent, jouent sur les consonances et la lumière. De Lazy Days à Les Idées, il n’y a parfois qu’un pas.
Boîtes de plexiglas éclairées par néon, Les Idées c’est la lumière, l’ampoule du eurêka des bandes dessinées. La force tranquille de l’intuition et de l’invention. Son pendant anglophone évoque la paresse, les jours où la chaleur est trop pesante pour s’activer.
Les lettres peintes au pochoir en ombre portée imitent le volume, s’échappent littéralement du mur. L’échelle de travail posée contre les mots suggère l’aspect productif de l’oisiveté, sa capacité à faire émerger les idées.
Elisabeth Ballet se penche ainsi sur le processus créatif, sur les mécanismes de sa mise en branle. Elle n’a de cesse d’interroger les spécificités de la sculpture sans toutefois les attaquer de front. Aux définitions et aux cas d’école, elle oppose la multiplicité et la prolifération. Une forme de vagabondage, sans début ni fin.
Pièce récente, Road Movie acquiert la liberté du dessin par sa fluidité et son occupation de l’espace. Pour la première fois, l’artiste déploie la couleur dans sa variété, joue de toutes ses gammes et rend ainsi hommage au travail de Bernard Frize.
L’œuvre se présente comme un gigantesque tourbillon nourri par l’apport d’affluents et supporté par des pilotis. Impression de mouvement, de vitesse et de bruit. Forme intrigante, elle noue un dialogue singulier avec le corps du spectateur et avec l’espace de la galerie : elle fonctionne vis-à -vis d’eux tout en les excluant.
Avec sa dimension proliférante, sans centre ni clôture, elle semble chercher à fuir l’espace, à se libérer de son emprise pour se déployer à l’infini. Elisabeth Ballet réalise ainsi une sorte de all over sculptural, comme ces peintres abstraits qui cherchaient à donner l’impression que le motif se prolongeait au-delà du cadre du tableau.
Elisabeth Ballet
— Road Movie, 2008. MDF peint, métal peint. 105 x 458 x 346 cm
— Lazy Days, 2007. Echelle, lettres peintes. Dimensions variables.
— Les idées, 2007. Néon. 40 x 226 x 80 cm.
— Flicker, 2007. Plexiglas. 120 x 250 x 250 cm.
— Eyeliner, 2007. Caoutchouc. Dimensions variables.