Charles Steffen vivait bien à deux pas du quartier d’Henri Darger, mais alors que ce dernier constitua un univers inquiétant et grandiose, Charles Steffen en resta plutôt au niveau de l’esquisse. Contrairement aux vents cruels qui soufflent sur les immenses planches de Darger, l’imaginaire de Steffen est confiné au cadre étroit des quelques plantes de sa maison, d’une sÅ“ur possessive ou du souvenir de sa mère.
Les figures de Steffen manquent souvent de consistance et semblent s’affaisser sur elles-mêmes comme ce nu de femme (Bust of Nude Model) de 1990. L’espace de la feuille n’est jamais totalement rempli par le dessin; et les écrits qui viennent la compléter ne sont pas du niveau d’un Artaud pour compenser ces faiblesses. Les génies ne courent pas les rues, même à Chicago!
En revanche, c’est pour une autre raison que les dessins de Steffen communiquent étrangement avec ceux de Darger; et méritent l’attention. Tous deux étaient fascinés par l’univers de l’enfance. Darger sur le plan même des motifs et des fantasmes associés; Steffen au niveau du procédé de composition de ses dessins. Ce dernier crée, en effet, fréquemment par hybridation de deux séries hétérogènes : végétales et humaines. Ce qui donne, notamment, les figures de corps féminins à tête de tournesol de 1994 An Experiment in Drawing (Sunflower Nude) ou le dessin (au titre le plus comique): Shit, Piss and Corruption de 1992.
Ces synthèses improbables par lesquelles le sens d’un dessin ne cesse de bifurquer entre un devenir-plante d’une femme, ou un devenir-féminin d’un tournesol, n’ont rien de métaphorique! Elles sont, sans doute, liées à Lewis Caroll, dont Steffen aimait la lecture (en particulier celle du Jabberwocky). De cet univers de «petite fille», il retient, plus particulièrement, l’idée de mot-valise, et semble la transposer au domaine pictural.
De fait, les dessins de Steffen sont des événements semblables aux mots-valises de Lewis Caroll qui combinent deux mots, comme le Jabberwock, ou le Snark (à la fois shark et snake). A l’image de ces petits monstres sémantiques, une partie des compositions de Steffen constituent d’étranges figures comme ces portraits d’Alisha (les plus réussies de la série): Portrait of Alisha et surtout Alisha Nude, Arrangement in Lines and Colors de 1994.
Les nus deviennent ésotériques, semblables à des ectoplasmes pris dans des volutes de fumées. Les lignes s’enroulent en forme d’hyperboles qui dessinent des animaux fantastiques ou des personnages de science-fiction.
A ce procédé Steffen en ajoute un autre, plus connu cette fois: celui qui consiste à projeter des figures à partir de murs ou de cieux maculés. Steffen parle d’expérimentations par lesquelles il fusionne les formes humaines avec des plantes ; puis avec des taches de tabac ou de goudron, entrevues sur les trottoirs de son quartier. Le psychiatre Hanz Prinzhorn (auteur du livre Expressions de la folie) fut l’un des premiers à souligner cette composante essentielle de la création d’art brut. Ce libre jeu d’interprétation que nous pouvons pratiquer avec les formes naturelles (nuages, rochers…), ou avec les choses les plus prosaïques (taches d’encre, lavis, crachat, tabac), serait un des stimulants le plus efficace de l’imagination productrice de formes.
Cette tendance qui nous incite à projeter des visages et des silhouettes, sur n’importe quel crépi ou goudron qui s’effrite, et plus précisément sur toutes les surfaces animées de taches et de motifs indéfinis sera aussi particulièrement convoquée dans des mouvements comme le surréalisme, l’art informel, le tachisme.
Steffen connaissait une partie de cette histoire de l’art, ayant suivi des cours avant sa dépression et la période «brute» qui s’en suivit. En ce sens, il déroge au sacro-saint principe qui requiert des créateurs d’art brut d’être «indemnes de toute culture». Cette faculté à interpréter ludiquement les matières les plus diverses serait à l’origine de l’art, de la mise en forme. Elle serait présente particulièrement chez l’enfant et précisément chez les artistes d’art brut ou chez les psychotiques.
Steffen crée un monde étrange qui semble aperçu d’un regard éloigné. Comme dans cette série de femmes fatiguées et fripées à l’image de sa mère ou de sa sÅ“ur (Portrait of My Sister Rita, 1990). Les figures de la mère-femme forment alors dans leurs frusques rapiécées et leurs peaux ridées, un alliage insolite de Carmen Cru et de clowns sortis de chez Beckett. C’est aussi le portrait de l’artiste, lui-même, ravagé par sa vie passée à fumer, à boire et dessiner! «That is god bless, chas…», peut-on lire sous le portrait de sa mère.
Å’uvres
— Charles Steffen, Mother and Child, 1990. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 124,5 x 53,3 cm.
— Charles Steffen, Vase of Artificial Flowers, 1990. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 76 x 71 cm.
— Charles Steffen, Portrait of my Sister Rita, 1990. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 94 x 63,5 cm.
— Charles Steffen, My Mother Praying Her Rosary, 1990. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 106,5 x 76 cm.
— Charles Steffen, Double Portrait of My mother and Sister, 1991. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 142 x 76 cm.
— Charles Steffen, Bust of Nude Model, 1990. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 104 x 76 cm.
— Charles Steffen, Sans titre (crucifixion), 1990. Crayon de couleur sur papier d’emballage. 113 x 52,5 cm.
— Charles Steffen, An Experiment in Drawing (Sunflower Nude), 1994. Graphite et crayon de couleur sur papier à dessin blanc. 89 x 61 cm
— Charles Steffen, Arrangement in Lines and Colors, Study of Nude Drawing. 1994 Graphite et crayon de couleur sur papier à dessin blanc. 91,4 x 61 cm
— Charles Steffen, Alisha Nude, Arrangement in Lines and Colors, 1994. Graphite et crayon de couleur sur papier d’emballage brun. 150 x 76 in.
— Charles Steffen, Portrait of Alisha, 1994. Graphite et crayon de couleur sur papier d’emballage brun. 76,2 x 71,1 cm
— Charles Steffen, Shit, Piss and Corruption, 1992. Graphite et crayon de couleur sur papier d’emballage brun. 170 x 76,2 cm