Daniel Baumann. Dans le film BALBVTIO, tu nous montres un garçon qui au petit matin rentre dans l’église désaffectée de son village. Il tire sur des pigeons dont un se révèle être un pigeon voyageur portant un message écrit en espéranto qu’il va essayer de décrypter. Le tout est en boucle, sans début ni fin, et de plus tu montres le film en double projection ; comme pour dédoubler cette boucle. Cependant, on se rend compte ensuite que les deux films ne sont pas identiques. Pourquoi cette double projection?
Laurent Montaron. BALBVTIO est un conte, avec un personnage, plusieurs actions et des moments du film qui relèvent de l’allégorie. J’ai effectivement filmé deux fois cette histoire, chacune des scènes a été rejouée à l’identique. Je présente les deux films côte à côte. Le spectateur est pris en étau entre le jeu de l’acteur que l’on ne cesse de comparer d’un film à l’autre et le récit enveloppant qui nous extrait physiquement de la salle. Lorsque je conçois un film comme celui-ci, j’essaie dans un premier temps de m’approcher au plus près des conventions du cinéma, tant dans l’image que dans la structure narrative. Ce n’est qu’ensuite que je viens perturber la tranquillité de l’ensemble – ici dans la manière dont il est présenté. Avec cette double projection, l’idée était de montrer simultanément deux temps à première vue identiques. Aucun des deux films n’est la copie de l’autre, chacun constitue une interprétation originale.
C’est une idée très similaire à celle de Pace, où l’on voit un cœur de poisson battre indéfiniment: il y a cohabitation de deux temps. Le film nous est montré avec l’appareil de projection, le tout derrière une vitre. C’est une façon de présenter les choses avec distance mais aussi de dire qu’elles sont montrées d’un point de vue précis qui indexe notre compréhension. Cela souligne l’idée que la lunette avec laquelle on observe le monde nous en donne une image précise mais aussi partielle.
On ne peut dissocier une image de la manière dont elle est faite. La possibilité de voir le mécanisme de la projection, et le support de l’image qui s’abîme avec le temps, nous amène à comprendre comment on regarde les choses et de quel point de vue.
Ce qui se fait surtout à travers le montage. Je viens de voir le film Les Diaboliques de Henri-Georges Clouzot. A la fin du film, l’histoire tourne à 180 degrés: la victime est le tueur, le tueur est la victime. Le scénario permet deux lectures qui s’opposent mais qui sont toutes deux justes. En fin de compte, on prend conscience du pouvoir de séduction du film, de la possibilité d’être trompé ou surpris. On est renvoyé à l’artifice, à la forme et à notre perception. L’histoire elle-même se résout de manière très classique avec les méchants qui sont arrêtés. Ceci n’est pas le cas dans tes films où il y a une sorte de suspension continue.
Laurent Montaron. J’aime mettre en place des situations dans lesquelles, en tant que spectateurs, nous sommes complètement immergés. Bien que les films nous dévoilent souvent les mécanismes de la narration, ils ne nous donnent pas de clés qui nous permettraient de sortir de l’histoire. J’essaie aussi de construire au maximum des films dans lesquels tu puisses entrer puis sortir sans avoir saisi à quel moment l’histoire commençait et à quel moment elle se terminait. C’est à cela que l’on doit sans doute cette impression de suspension qui fait que le film tend vers une chose que l’on n’atteint pas. J’ai souvent pensé à cette idée qu’un film doit être posé comme l’énoncé d’un problème mathématique où la part irrésolue du problème est présente dès le départ. L’histoire trouvera alors une résolution non pas à la fin du film, mais dans ce que le spectateur fait de cette équation qui demeure entre lui et l’histoire. C’est la part qui revient au spectateur, le dénouement du film se réalise en dehors de l’écran.
C’est aussi, je crois, ce qui distingue un film du simple fait de mettre bout à bout des images en mouvement. Ce dont parfois on a peu conscience ou plutôt que l’on a oublié, c’est que le montage au cinéma a une véritable histoire, indépendamment de celle des films eux-mêmes, marquée par des dates et des inventions précises.
Aux premières heures du cinéma, on filmait une action jusqu’à ce que le sujet en ait fini avec ce qu’il faisait ou bien que la pellicule vienne à manquer. Edwin Porter, un employé d’Edison, a été le premier à montrer en parallèle deux histoires dans le film Life of an American Fireman. On y voyait tour à tour la naissance de l’incendie et les pompiers arriver. C’était quelque chose de révolutionnaire pour les spectateurs qui pouvaient, grâce à cet artifice produit par un montage parallèle, suivre une même histoire se déroulant dans deux lieux simultanément.
On dit que Griffith est le réel inventeur du cinéma. Les premiers spectateurs qui ont vu un raccord dans le mouvement – chose qui aujourd’hui nous paraît être ce qu’il y a de plus basique dans l’élaboration d’une histoire au cinéma – ont découvert quelque chose de magique. Quelqu’un qui ouvre une porte et la referme derrière lui sans que l’on ait perçu le passage d’un plan à un autre, c’était une chose incroyable qui relevait du tour de passe-passe. Griffith a introduit dans le cinéma un sens aux procédés de montage.
J’ai utilisé dans Will there be a sea battle tomorrow? l’idée du montage parallèle ainsi que d’autres procédés, comme la répétition de scènes identiques, mais placées à des endroits différents du film, ce qui, au-delà du bégaiement, leur donnent un sens tout à fait différent…
Laisse-moi lire le synopsis: le film Will there be a sea battle tomorrow? retrace le déroulement d’une expérience sur l’étude des facultés extrasensorielles chez l’individu, et s’inspire de recherches menées à ce sujet par divers instituts. L’un deux, Das Institut für Grenzgebiete der Psychologie und Psychohygiene (IGPP) à Freiburg en Allemagne, employait la machine qui figure dans le film. Cette machine, le «Psi-recorder», est un générateur de hasard utilisé dans plusieurs expériences de clairvoyance, de télépathie et de précognition. Will there be a sea battle tomorrow? met en scène une expérience de précognition qui tente d’établir l’habilité du sujet testé à deviner parmi cinq symboles lequel va ensuite être tiré au sort par la machine située dans une pièce voisine. Le titre du film, littéralement «Y aura-t-il une bataille navale demain?», est une question de logique posée dans la Grèce antique par Diodore Cronos puis Aristote qui formule le problème dit des futurs contingents.
Laurent Montaron. On voit le personnage de cette femme déambuler dans le couloir cherchant l’endroit où va avoir lieu l’expérience. Cette scène est entrecoupée par l’expérience elle-même, les deux actions sont suivies en parallèle par le spectateur. Lorsque nous travaillions sur la mise en place de ce découpage, nous procédions par étapes et nous avons d’abord appliqué un principe de manière systématique: passer de sa déambulation dans le couloir à la pièce où se situe l’expérience. Simplement, à un moment nous nous sommes aperçus que dans l’action, en ouvrant une porte, elle se voyait elle-même. En vérité elle ne se voit pas, elle apparaît plus tard dans le récit, mais l’expression de l’actrice nous laisse penser qu’elle a effectivement eu une vision d’elle-même… C’est la juxtaposition des deux actions en parallèle, qui semble très logique en termes de montage, qui crée le quiproquo. Cet accident dans le parcours de l’histoire est devenu le point central d’articulation du film. Comme le film joue avec l’idée de prédiction, il y avait une évidente superposition des temps qui jouait complètement dans ce sens.
Ce sont des films courts, qui sont comme des scènes isolées. Penses-tu pouvoir les prolonger jusqu’à en faire un long-métrage?
Laurent Montaron. Je n’ai pas d’idée arrêtée quand au fait de réaliser ou non un long-métrage, mais je crois que le terme long-métrage désigne plutôt un format de distribution, parce qu’en vérité chaque film a une durée qui lui est nécessaire. Rentrer dans l’élaboration d’un long-métrage, c’est aussi rentrer dans une catégorie établie avec des règles et des conventions qui sont celles de l’industrie cinématographique. Par conséquent, cela demande de penser le film comme n’importe quelle autre forme d’expression, avec une histoire qui le précède mais aussi avec des contraintes liées au public à qui se destine le film.
Je viens de voir le film Shutter Island de Martin Scorsese. Les gens lui reprochent d’être très classique, et de ne faire se succéder qu’une suite de clichés les uns après les autres – le film faisant penser à plusieurs autres films mis bout à bout, comme The Wicker Man de Robin Hardy par exemple, avec l’arrivée sur l’île et l’idée d’une enquête sur une disparition dont l’étranger amené sur l’île ne reviendra pas… C’est cet enchaînement d’images que l’on a déjà précisément en tête qui nous permet d’être pris totalement par le film. C’est ce qui nous amène en tant que spectateur à nous laisser aller en toute confiance et à relâcher notre attention. Ce que l’on va découvrir par la suite, c’est que le film est dans sa totalité une mécanique dont le but est de mettre en doute ce que le spectateur a vécu comme expérience tout au long de l’histoire.
J’aime cette idée que le sujet du film n’est pas tellement ce personnage englué dans son délire mais plutôt le spectateur dans ses certitudes.
Lire la suite de cet entretien dans la monographie Laurent Montaron, éd Les presses du réel (collection IAC), 2012.