Katia Feltrin. Que t’a apporté ton parcours d’interprète auprès d’Anne Teresa de Keersmaeker, Odile Duboc et Mark Tompkins ? Cela nourrit-il encore ton travail de chorégraphe aujourd’hui ?
Laure Bonicel. J’étais encore à l’école, en première année au CNDC d’Angers, et je devais remplacer quelqu’un dans la compagnie d’Anne Teresa de Keersmaeker. Du coup, je suis partie deux mois en tournée avec eux. Après cette expérience, je n’ai pas souhaité continuer à ses côtés comme elle me l’a proposé. Je voulais retourner à l’école parce que j’avais à peine 20 ans et très envie de découvrir des choses personnelles. Quand tu intègres la compagnie Anne Teresa, tu en as pour 10 ans. Je savais que si je restais, j’allais m’enfermer pour longtemps et être un peu labellisée. J’ai adoré tourner avec eux, c’était ma première grosse expérience professionnelle et j’ai pu apprendre les bases du métier. On a tourné sur les plus grands plateaux d’Europe. Ça correspondait aussi à mon énergie boulimique.
Ce qui a davantage marqué mon histoire de corps, c’est finalement ma collaboration avec Odile Duboc, dont la demarche était beaucoup plus éloignée de moi. C’était intéressant, il fallait chercher ailleurs. Cela me demandait vraiment du travail. Je ne dis pas qu’avec Anne Teresa c’était facile, c’était aussi intense. Mais j’étais hyper extravertie, sur des dynamiques très rapides. Avec Odile, il s’agit d’une dynamique intérieure. J’ai appris énormément sur les états de corps en travaillant notamment sur le Projet de la matière. En plus, je participais à la création. Avec Odile, je dansais à la fois sur des pièces très écrites et sur des pièces improvisées, qui mettaient en jeu des matières de corps, faisait appel à la suggestion d’un imaginaire.
Cette collaboration avec Odile Duboc influence-elle directement la construction de tes pièces ?
Laure Bonicel. Je n’élabore pas mes pièces de la même manière. Odile va mettre en jeu les éléments eau, air, feu, ce que je ne fais pas.
Je réfléchis beaucoup plus sur les couches du corps : je vais faire appel à la peau, à l’ossature, à un imaginaire différent dans les mots par exemple. Je ne me sers pas des codes de la danse mais plutôt de ceux des arts plastiques, du film asiatique, d’un imaginaire fantaisiste. Je suis très attirée par l’étrangeté, la singularité, le bizarre, le monstrueux, par ce qui est décalé du réel. Je me sens plus proche de David Lynch.
Par la suite, j’ai vraiment développé ce discours sur l’identité, les codes sociaux, pour voir comment on peut se décaler de la norme. Je refuse la normalisation y compris dans l’écriture chorégraphique. J’adore brouiller les pistes.
J’ai été étonnée par cette course au début de Bad Seeds, dans la semi-obscurité, cet état d’urgence, de survie, par les grognements de fauves. On se serait cru dans une arène ?
Laure Bonicel. Chaque spectateur a ses propres référents. Dans mon travail, je fais en sorte de rester suffisamment ouverte pour que chacun puisse y engager son imaginaire. Je n’impose pas de vérité. Mon positionnement d’artiste est de questionner, de proposer. Les pièces que je fais sont dépourvues de lisibilité immédiate. Il y a une perception, une temporalité. Le spectateur part avec. Cela se dépose. C’est souvent très intéressant de reparler d’une pièce bien longtemps après sa première représentation.
Tu espères une forme de décantation ?
Laure Bonicel. D’ailleurs, c’est ce que je demande aux danseurs. C’est un travail sur le long terme. Pour moi, tout recommence à la première.
J’imagine toutefois que dans Bad Seeds, il y a à une base d’écriture importante ?
Laure Bonicel. Oui, tu peux dérouler la pièce, te reposer dessus. Mais cela ne me suffit pas. Je laisse aux danseurs des espaces stables, mais aussi beaucoup d’espaces ouverts. A partir de là , il y a vraiment une réappropriation, un travail d’incarnation, d’interprétation à formuler. C’est toujours construit de sorte que cela ne soit jamais acquis. Parce que je refuse de faire des produits. La chorégraphie strictement conçue pour être bien exécutée, relève pour moi de l’ordre du produit. D’autres personnes ne seraient pas du tout d’accord avec moi.
Là , tu disposes de neuf interprètes, un nombre important ?
Laure Bonicel. En fait, c’est un peu particulier car, actuellement, les productions sont très difficiles à monter. Dans cette pièce, il y a du monde. Ça s’est vraiment joué sur deux ans. Il y a trois interprètes avec lesquels on a vraiment démarré puis on s’est retrouvé un peu plus tard avec un quatrième. Après, j’ai donné un stage au cnd et certaines personnes ont été recrutées à ce moment-là .
Avec le groupe dans sa totalité et le son, on a eu quatre semaines de préparation : trois semaines en studio et une semaine sur le plateau. Maintenant, on n’a plus suffisamment d’argent pour se permettre de faire une création avec une équipe. C’est très rare, même les centres chorégraphiques commencent à avoir des difficultés.
Avec Odile Duboc, on faisait des créations sur cinq mois comme avec le Projet de la matière. Avec les créations longues, on a un temps de recherche important. On ne peut plus se permettre cela aujourd’hui. Les interprètes sont tous assez jeunes. La plupart d’entre eux en sont à leur première expérience de création.
Et qu’en est-il de l’influence de Mark Tompins sur toi aujourd’hui ?
Laure Bonicel. Mark m’a fait beaucoup travailler sur l’improvisation. On a passé cinq semaines avec Lisa Nelson. Avec Mark, on va loin, il est borderline, il nous emmène dans des espaces complètement instables.
Odile te laisse travailler seule, en autonomie. C’est à toi de proposer de faire ton parcours, de t’approprier les choses. Mark, lui, a une espèce de fantaise débridée, trash aussi. Cela correspond beaucoup plus à ma personnalité extravertie. Il te demande de prendre vraiment des risques. Tous les deux, Mark et Odile, je les porte en moi aujourd’hui.
Ce que j’ai gardé d’Anne Teresa, c’est l’expérience du groupe, mais aussi l’accomplissement très tôt d’une vie de danseuse, en changeant de ville, en étant en mouvement, confrontée à l’autre sans arrêt. Donc aussi à moi-même et ça je pense que je l’ai gardé dans cette volonté de régulièrement bâtir une équipe.
Dans Bad Seeds, le groupe de danseurs ne quitte jamais la scène…
Laure Bonicel. Oui, mais si tu repars en arrière dans Le bleu est à la mode cette année, il y avait quand même 17 danseurs, plus des amateurs. J’adore travailler aussi sur des formes plus petites, des solos, mais plus ça va, plus j’aime le groupe, cette énergie qu’il peut dégager, cette micro société avec laquelle il faut composer, réagir, s’adapter, réfléchir. C’est vraiment riche.
C’est peut-être difficile à gérer ?
Laure Bonicel. Chacun a sa petite histoire, est avec lui-même.
Comment faire fonctionner ce groupe sur scène ?
Laure Bonicel. J’ai des visions. A chaque fois je cherche ce que je vais faire. Pour Bad Seeds, je me suis remise à dessiner. J’ai toujours eu une relation très forte aux arts plastiques, c’est vraiment aussi important pour moi que des résolutions chorégraphiques.
J’ai fouillé dans toutes les histoires de plantes. Je me suis documentée. J’ai lu énormément. Ces mauvaise herbes qui résistent au manque d’eau. Ou alors dans un contexte très humide qui génèrent une prolifération, une forme de compétition. Cela m’a rappelé l’humain.
Comment chacun peut échanger des ressources pour survivre ? Il faut énormément de solidarité. On évolue dans une société libérale de plus en plus compétitive . Finalement… c’est triste. En fait, j’ai presque eu envie de travailler sur une espèce d’écosystème, avec des individus très différents. J’ai défendu ça bec et ongle, malgré les blocages de chacun. Je me suis attelée pour que, dans cette pièce, tout le monde soit sur le plateau pendant toute la durée du spectacle. Cette force du groupe, ça m’interpelle énormément.
Comment as-tu pu préserver l’individualité de chacun ?
Laure Bonicel. Si tu les écrases en leur disant qu’ils doivent tous se ressembler, tu ne peux pas. Si tu laisses émerger des différences et leur laisses de la place, forcément ils restent avec leur singularité. Tu peux aussi l’amplifier cette singularité.
C’est eux qui te proposaient des matériaux ou c’est toi qui écrivais en amont ?
Laure Bonicel. En fait, j’ai fait beaucoup de croquis. Après j’ai cherché à mettre en place le système. Et j’avais des visions. Au début, je voulais ce réseau végétal qui circule.
J’ai beaucoup aimé le passage au sol, l’enchevêtrement étoilé des corps…
Laure Bonicel. C’est vraiment la sensation que j’ai quand je regarde des plantes, qui s’enchevêtrent et envahissent le sol. Je cherchais graphiquement le motif. Et pendant longtemps, on est resté sur de la lenteur et j’ai monté le volume pour générer une accélération. Il y a un état d’urgence. On envahit le plateau, on le prend, on ne nous l’enlèvera pas. On ne normalise pas. La rentabilité on s’en fiche. Il y a un état d’urgence qui se ressent beaucoup et après ça bascule dans une forme de dégénérescence, parce que les mauvaises herbes en général sont considérées comme des dégénérées. C’est ce qui est rejeté en bordure. Et il fallait remettre tout cela au centre. C’est important. Comme si dans la culture on ne garderait que ce qui est rentable. Après je souhaitais partir dans une poétique du paysage. Faut vraiment se laisser porter ?
On s’arrête sur des détails, des fragments de scène, de grappes de groupes.
Laure Bonicel. Tu peux regarder dans la globalité, comme en peinture où les choses sont disposées.
Au fait, pourquoi avoir appelé ta compagnie Moleskine ?
Laure Bonicel. Ce n’est pas du tout lié au carnet. Au départ, on cherchait un nom de matière qui soit glauque et comme je suis un peu rock’n’roll et trash, j’ai pensé à cette matière attirante mais qui colle quand on s’assoit dessus. J’ai créé l’association en 1993.
Je nourris une danse instable où l’on est appelé à changer d’appui tout le temps. L’art ça doit être un espace instable, toujours migratoire.Â