Une heure s’est écoulée déjà de la performance que La Ribot donne depuis 2006 dans des musées et galeries d’art contemporain. Pendant les cinq heures restantes, plusieurs strates successives vont proliférer sur ces murs couvrant de mots les mots déjà affichés, car lors de cette performance, les trois interprètes (dont La Ribot) n’auront de cesse de ramasser les pancartes, de montrer, le temps d’une pose et d’un éclat de rire, les mots qui y sont inscrits avant de les amener à rejoindre les mots déjà scotchés aux murs.
Une atmosphère incongrue s’installe : fragments de phrases, éclats de mémoire collective contenus dans certains syntagmes, fragments d’expérience pour un spectateur qui se voit octroyer la liberté de choisir par lui-même la manière d’occuper l’espace, d’investir ces mots parfois inquiétants, parfois anodins et neutres, de mettre fin à son expérience. Il y va dans cette performance d’incessants mouvements, d’aller-retours : celui des publics, celui des mots qui envahissent les espaces, de l’opacité d’une pancarte retournée à l’occultation par d’autres qui viennent la couvrir, enfin celui des interprètes qui se livrent à une archéologie hasardeuse. Et tous ces flux sont portés par le rire inqualifiable de trois femmes et leurs éclats sont, à certains moments, démultipliés par les boucles de l’installation sonore. La puissance de cette pièce consiste en bonne partie dans ce rire.
Pour La Ribot, le rire est un facteur d’action politique et sociale. En cela, il a à voir avec ce qu’il est devenu dans l’histoire de l’Occident : démystificateur, libérateur — banni comme un attribut du diable, subversif dans un Moyen Age sous l’emprise de l’exaltation religieuse — exutoire.
Le rire aussi comme symptôme d’un état d’épuisement nerveux — femmes au bord de la crise de nerfs — ce qui va de pair avec une certaine consistance des corps qui cèdent aux dérives et secousses qui l’accompagnent.
Fou rire interminable, parfois contagieux — déclenché gratuitement par un échange de regards, la présence vive d’une interprète, l’insolite de la situation — et finalement insoutenable. Le rire enfin comme réaction d’esquive de la part des spectateurs, contournant à travers la mimesis la violence d’un face à face abasourdissant, car à travers le rire des interprètes sont véhiculées et affirmées des bribes de vérités terribles et des situations intolérables (et avec lesquelles la société actuelle a pourtant appris à vivre).
Au-delà des poses et d’une certaine image déchue (femmes en blouses de travail), le rire comme processus physique extrêmement épuisant à la longue — une performance physique : 6 heures pour donner substance à travers ce rire insensé aux traumas du monde contemporain. Le principe de hasard se trouve parfaitement intégré dans ce dispositif : syntagmes neutres et anodins se retrouvent contaminés du terrible pouvoir évocateur des références explicites à des dérapages de l’humain et à des revendications militantes.
Ces mots ne font pas pour autant discours, même s’il arrive parfois que des phrases avec un sens explicite et plus ou moins fantasque se construisent à partir de cartons que les femmes auront trouvés et brandis à un moment donné.
La Ribot se passe volontiers du niveau discursif de ces paroles, son œuvre engage la glossolalie -— cette prolifération de mots qui décrivent une époque, envahissent petit à petit l’espace, montent sur les murs et s’y déposent en couches successives portés par l’énergie phénoménale d’un rire iconoclaste.
— Ecriture et direction : La Ribot
— Performance : La Ribot, Marie-Caroline Hominal, Delphine Rosay
— Création sonore et performance : Clive Jenkins
— Traduction en anglais : Catherine Pheels