ÉCHOS
20 Mar 2010

L’artiste président

PPaul Brannac
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Au rap, l'affliction et la colère ont imprimé l'une son rythme la seconde son flow, comme d'autres tempos et d'autres chagrins ont fait le jazz, le flamenco et la musique yiddish et composé ensemble les chants des réprouvés. Ceux-là, parce qu'ils voudraient être riches, ornent parfois leurs paroles d'un folklore qui les bride et les font s'écouler; certains, parce qu'ils voudraient être du sérail, lestent leurs refrains d'une morale d'instructeur et de harangues de pompier; la rappeuse Casey pour sa part a tranché: Mon rap n'est pas à vendre.

Au rap, l’affliction et la colère ont imprimé l’une son rythme la seconde son flow, comme d’autres tempos et d’autres chagrins ont fait le jazz, le flamenco et la musique yiddish et composé ensemble les chants des réprouvés.
Ceux-là, parce qu’ils voudraient être riches, ornent parfois leurs paroles d’un folklore qui les bride et les font s’écouler; certains, parce qu’ils voudraient être du sérail, lestent leurs refrains d’une morale d’instructeur et de harangues de pompier; la rappeuse Casey pour sa part a tranché: Mon rap n’est pas à vendre.

Lorsque son corps a en dépôt l’intensité, la profondeur qui parfois remonte et se loge dans la gorge. Lorsque, de surcroît, on a la fortune de pouvoir et de savoir projeter cette intensité-là hors son corps, hors sa gorge, et d’en faire un son ou une image. Lorsqu’on jouit de ce double privilège et qu’il a été révélé, alors il devient obligatoire de se battre pour le conserver et de faire de chacune de ses projections l’écho du monde et la résonance des infortunés.

Si l’on en vient ensuite au point de se demander comment prostituer cela, comment mettre à prix la seule noblesse que le monde ait laissée à l’homme dans la honte et le souci, comment réaliser un compromis dont la dignité est l’enjeu, et concilier et concéder et battre en retraite finalement, alors oui, il vaut mieux aller, comme dit Casey, «soulever des palettes à Rungis», et garder sauf l’honneur.
Céder sur la beauté, c’est perdre le peuple déjà, c’est rompre la voix des peuples vaincus. L’art ne peut contempler cette relativité-là, que la politique admet; et si les deux mettent en œuvre le savoir-faire, l’habileté et la virtuosité parfois, ce sont deux arts distincts.

Quand Federico Garcia Lorca affirma que «l’artiste doit pleurer et rire avec son peuple», c’est-à-dire «laisser le rameau de lys et se mettre dans la fange jusqu’à la ceinture pour aider ceux qui cherchent les lys», il fit simplement savoir qu’il n’était pas un étranger sur terre car le poète entend les cris, les rires et les silences, mais que c’est comme étranger qu’il les perçoit et par cet étrangeté qu’il peut parler au nom de ses semblables, en termes étranges.

C’est jusqu’à la ceinture qu’il faut s’enfoncer dans la fange, mais guère au-delà, ni en deçà.
Si les peuples se défient aujourd’hui de cet art qui affecte de se distinguer en s’adjugeant le mot «contemporain» (comme si Shakespeare ou Chaplin n’étaient pas nos contemporains, pas plus que Goya), c’est que celui-ci à toutes forces se prétend populaire et raille les incrédules, qui pourtant sont pléthore. Et le Pop Art, à ce titre, en est l’un des plus exécrables exemples. Car peut-être que ce que les peuples attendent de l’art, ce n’est pas un succédané de populaire ou un parfait vulgaire, mais un peu de noblesse, qu’au moins un peu de cette grâce leur soit rendue par l’entremise d’une peinture ou d’une mélodie qui leur rappelle qu’eux aussi souffrent, jouissent et rient, et qu’au fond d’eux-mêmes ils haïssent autant les dérivés que les palliatifs.

Semblable imposture et l’accaparement dont elle procède ne sont pas, quant à eux, des faits contemporains. Elie Faure déjà observait: «Il y a, de l’acteur à l’auteur, de l’acteur au public, les charmantes relations qui nouent l’élu à son comité électoral, l’élu à l’électeur. Aussi le théâtre et la politique constituent-ils un spectacle très analogue et couru, avec la Cour d’assises, par les mêmes amateurs»
Et le péril fasciste de cette esthétisation du politique que pointait Walter Benjamin, à la même époque, est moins une affaire de machines que la responsabilité de chacun des protagonistes du jeu de l’art, le public y compris.

Que les chanteurs et les comédiens se déprennent des stades et de leurs «fans», les écrivains et les artistes de leurs cours, les architectes de leur enseigne de serviteur public quand ils satisfont leur échéancier ou le caprice de rebâtir Paris, qu’ensemble ils ne fassent plus de leurs tournées des campagnes, et alors ils pourront légitimement exiger des politiques qu’eux aussi cessent de convoiter la scène et d’envier les arènes.
Eux sont, comme les autres et plus qu’eux, des hommes en charge des autres hommes, et devant eux comptables, eux qui en font l’image, en forment la parole et en régissent l’existence. S’ils veulent être de ces bouffons qui sans se rire du roi jalousent son pouvoir, s’ils ne savent ni créer, ni régner, alors qu’ils se taisent et chérissent les enfants qui parleront pour eux.

Aux poseurs, Casey conseille d’apprendre à se taire, à ses coreligionnaires, elle rappelle qu’«un auditeur déçu peut vite faire un tortionnaire», ou bien un électeur absent, ou bien un critique. Car il y a, par les rues, mille hommes pour lesquels la politique n’est pas une occupation et l’art un agrément, non pas la traduction de la vie mais l’existence elle-même et, sur la place publique, la poésie est leur seul langage.

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