— Éditeur : Jacqueline Chambon, Nîmes
— Collection : Critiques d’art
— Année : 2002
— Format : 20,50 x 14 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 302
— Langue : français
— ISBN : 2-87711-239-X
— Prix : 17 €
Préface
par Jean-Philippe Vienne (pp. 5-8)
François Pluchart raffolait des huîtres, dont il pouvait manger plusieurs douzaines à la suite sans que son plaisir ne s’en trouve interrompu. Le record l’intéressait moins en la circonstance que la sensualité d’un appétit de vivre dont il développait les multiples facettes avec une exceptionnelle gourmandise et une constante propension à l’excès: il écrivait presque chaque jour, d’une écriture large, appliquée au dessin de chaque lettre, qu’il n’aimait pas pour l’avoir volontairement contrainte, à rebours de toute perspective d’en développer le potentiel esthétique, à la lisibilité dont il avait besoin dans l’exercice concret de sa vocation de critique d’art et d’écrivain.
À l’époque où Info ArTitudes était imprimé en Belgique, il accumulait régulièrement trois nuits successives sans dormir pour réaliser sur place chaque numéro. C’est que cette pratique de l’excès, qui était comme une qualité de la surface de sa vie, était aussi le socle de la radicalité de son engagement dans l’art. Il était convaincu que tout ce qui pouvait être affirmé pendant plus de trente ans détenait de ce seul fait une part de légitimité sur le plan de la vérité, et il pratiquait l’affirmation de ses convictions avec la constance d’un devoir d’état. Aucune différence de nature, dans son esprit, entre l’engagement de l’artiste et celui du critique qu’il était, mais une même mission, avec des moyens certes différents mais par force complémentaires, pour agresser (le mot agressif est fréquent dans ses écrits pour qualifier positivement le travail d’un artiste) l’inattention, l’indifférence ou la passivité qu’il rendait responsables de l’enlisement de l’actualité de l’art aussi bien que de l’état pitoyable d’un monde dont les horreurs ne scandalisent même plus ses propres habitants.
François Pluchart mangeait les huîtres avec méthode. Il les aimait grosses, des double zéro si possible, et donc charnues, de façon qu’il puisse les mâcher et se rendre attentif à toutes les subtilités de leur goût. C’est avec cette attention qu’il était gourmand des œuvres d’art: une attention généreuse et exigeante à la fois, généreuse dans sa capacité à percevoir mille et un détails, mille et une facettes des œuvres, exigeante dans la synthèse qu’il en réalisait au bénéfice de leur sens. Il aimait d’ailleurs ce mot qui renvoie à la fois à notre faculté d’éprouver les impressions que font sur nous les objets matériels de la réalité, nos sens, et à l’intelligence que nous en avons, leur sens.
La radicalité était pour lui le moyen d’atteindre nos sens, de faire irruption, de nous atteindre en quelque sorte, et dans le même temps de dévoiler, d’éprouver le sens des choses, le sens des engagements et des attitudes des hommes, le sens des œuvres. C’est toute la signification de son affirmation provocatrice de 1971, alors qu’il est depuis plusieurs années déjà engagé dans l’aventure de l’art corporel : « l’art n’a rien à voir avec l’esthétique ». Il disait aussi un peu plus tard, dans le même ordre d’idées, et c’est longtemps resté un poncif à l’École d’art de la Villa Arson où il fut professeur une dizaine d’années, à partir de 1973, que la peinture était sale. Et ce n’est pas, bien entendu, qu’il se soit à quelque moment désintéressé de la peinture. Bien au contraire, la peinture était un peu pour lui comme un archétype mythique de l’art, ainsi qu’en témoigne cette brève anthologie. Aussi, s’il était urgent pour lui de quitter la gangue des formes de l’héritage, ce n’était en aucun cas pour nier la peinture, un fondement si précieux, mais plutôt pour libérer la peinture de la peinture, avec ou sans elle-même, étant bien entendu que toute perspective contemporaine, y compris évidemment l’art corporel, était à appréhender comme une modalité de la peinture. Si la « saleté » renvoyait en l’occurrence à la matérialité du genre, à la trace concrète de la couleur sur la neige vierge du concept, aux taches partout, elle interrogeait plus encore notre compétence, voire notre courage, à juger du tableau, des raisons pour lesquelles il était ou non pertinent qu’il s’ajoute à la réalité du monde, de notre propension possible à n’en rester qu’à ses effets sensoriels, à rester aveugles à son sens.
François Pluchart parlait volontiers en mangeant ses huîtres. Il parlait avec les artistes dont il soutenait le travail, avec ses collaborateurs, avec ses partenaires, avec ses amis, avec ses amants. Il parlait en mangeant, il faisait d’ailleurs remarquablement bien la cuisine. Il aimait le partage du repas, il était généreux, il aimait partager: une occasion bien étrange à y réfléchir de l’emploi de ce mot où partager actualise ici la relation des personnes, leur communion, alors même que le sens se fonde d’abord sur l’idée de la rupture des nourritures (l’allusion au pain rompu), de la division, du fractionnement, mais il est vrai aussi du don.
Sous les apparences de désordre que nous connaissons tous ou presque, lorsque les occasions de la sexualité viennent masquer la continuité réelle de nos sentiments, il était d’une très grande fidélité, dans la complicité comme dans l’inimitié, et vivait cette qualité, là aussi, comme un excès, comme le seul excès possible — les deux grands amours de sa vie n’ont été interrompus que par la mort, celle de son amant pour le premier, la sienne pour le second. Il était fidèle à ses amis, fidèle aux artistes avec lesquels il s’était engagé, fidèle ainsi à ses idées. Rien là , pourtant, de proprement moral au sens d’une forme d’obéissance à un corpus de préceptes: plutôt l’exigence d’une très grande cohérence avec lui-même, l’éthique d’une lucidité sans cesse blessée par sa conscience scandalisée du monde. Dans ce même sens, il soupçonnait le concept de sublimation de ne pas être vierge de tout présupposé moral, et préférait affirmer définitivement que tout était sexuel et chercher dans la matérialité même de cette affirmation un fondement à ses comportements. C’est de cette même manière qu’il regardait d’abord du côté du monde pour légitimer l’art, du côté de la vie pour justifier la représentation, et qu’il s’est tourné vers le corps pour assumer l’image ou le geste proposé par l’artiste. Il conclut ainsi lui-même au terme de cet ouvrage : « Toute subversion incluse, s’appelle aujourd’hui œuvre d’art une production qui, partie du postulat fondamental du donné matériel du corps, tente de mettre en place un système capable d’écrire par quelque moyen que ce soit pour y apporter une réponse cet irréductible de l’espèce humaine qu’engendre l’infinie angoisse d’exister. Il serait illusoire de chercher à approcher cette issue en dehors d’un questionnement permanent sur les déterminismes et les virtualités que véhicule le langage ».
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Jacqueline Chambon)
L’auteur
François Pluchart, né en 1937 à Montmorency, France, est décédé en novembre 1988. Il mena de front les activités de journaliste dans la presse (Combat), de critique d’art (dans Flash art, XXe siècle, Connaissance des arts, C Décor, Le Nouveau Chineur, La Cote des Antiquités, Artefactum, Artension…), de théoricien de l’art corporel et de l’art sociologique, mais aussi celle d’enseignant dans les écoles d’art de Nice et de Nancy, puis à la Sorbonne (Paris). De 1959 à 1974, il est chroniqueur puis responsable des rubriques sur l’art dans le quotidien parisien Combat: le journal de Paris — de la résistance à la révolution (Paris, 1941-1974). De 1971 à 1977, il est fondateur et rédacteur en chef des revues ArTitudes (huit numéros parus entre oct. 1971 et sept. 1972), ArTitudes international (45 numéros parus entre oct.-nov. 1972 et oct-nov. 1977) et Info-ArTitudes (20 numéros parus entre oct. 1975 et juillet-sept. 1977). De 1984 à 1985, il est rédacteur en chef du magazine L’Art vivant (12 numéros parus).