Il faut aller voir à La Maison rouge la vidéo Barbed Hula dans laquelle l’artiste israélienne Sigalit Landau est filmée nue, sur une plage au sud de Tel Aviv, simplement en train de faire du hula hoop, le dos face à la mer. Mais son hula hoop n’est pas en plastique, comme ceux qui ont envahi le monde dans les années 60, depuis la Californie jusqu’en Urss et au Japon, en pleine Guerre froide. Non, son hula hoop est en fil de fer barbelé.
Si bien que l’on éprouve d’intenses et douloureuses sensations à suivre les lascives ondulations de son corps blessé à la ceinture par les pics du métal qui passent et repassent sur sa peau.
Nos sensations, et notre trouble, suscités par la fragilité de cette peau nue offerte sans défense aux morsures du barbelé, sont accentués par cette apparente insensibilité à la douleur, par l’étrange confusion qui s’établit entre torture volontaire et danse charnelle, et par la projection en boucle de la vidéo qui reconduit le supplice à l’infini, comme une malédiction éternelle.
Bien que le sang perle et que l’épreuve paraisse douloureuse, la performance de Sigalit Landau n’a rien de commun avec celles que pratiquaient dans les années 60-70 des artistes comme Gina Pane, qui visaient à mettre le corps à l’épreuve et à en tester les limites.
La vidéo Barbed Hula (2001) se situe dans un tout autre contexte, dans lequel la souffrance n’est nullement recherchée — les barbes du fil de fer sont d’ailleurs orientés vers l’extérieur pour réduire les blessures.
C’est en réaction à la situation politique qui prévaut en Israël et Palestine que se place cette œuvre, plus particulièrement dans le sillage du mouvement «La paix maintenant» qui, par delà les violences, les répressions et les meurtres, milite pour que Israéliens et Palestiniens se tendent mutuellement la main afin de construire un avenir commun d’espoir, de justice et de paix.
(Sigalit Landau a d’ailleurs participé, en 2002, à l’occasion de la «trente-cinquième année d’occupation», à une exposition de trente-cinq artistes israéliens et palestiniens voulant manifester ainsi leur espoir en «un avenir commun»).
En fait, la vidéo-performance Barbed Hula exprime que la frontière que se disputent sans merci les peuples d’Israël et de Palestine est inscrite comme une ligne de douleur et de sang au plus profond de chaque femme et de chaque homme ; que les combats de ces deux peuples pour leur existence, leurs frontières, leur terre, résonnent dans les esprits et meurtrissent les corps.
Le fil barbelé, mobilisé ici en tant que matériau esthétique, est emblématique de la frontière, des check-points, des dispositifs de contrôle militaires. C’est le matériau le plus familier de la région, celui auquel chacun est quotidiennement confronté dans sa vie et ses déplacements ; c’est l’instrument de régulation des échanges et des vitesses, et d’encadrement des libertés. C’est l’opérateur du pouvoir militaire dont sont également — mais différemment — victimes les occupants et les occupés.
Le barbelé écorche la chair de Sigalit Landau et lui impose son tempo comme il le fait avec tous les habitants de la région dont il envahit toute la vie, même dans ses moments les simples comme le jeu du hula hoop. A l’opposé de la frontière héritée de l’histoire — ligne de sang, de combats et de drames sans fin —, la mer qui ondule en arrière plan trace l’espoir de frontières naturelles et paisibles.
Tout cela, l’œuvre de Sigalit Landau nous le fait éprouver par les seuls moyens de l’art et de ses matériaux : un corps en mouvement, un hula hoop en fil barbelé, une plage de Tel Aviv. Sa force est d’être étroitement liée à une situation géopolitique particulière, tout en restant totalement artistique.
Cette œuvre est évidemment politique, mais sans cesser d’être artistique, sans quitter le domaine des sensations, sans (heureusement) s’aventurer dans l’univers discursif des messages, des propos et des contenus.
Cette unité disjonctive entre l’art et la politique au sein de l’œuvre est scellée par le travail esthétique sur le matériau. C’est par ce travail que l’œuvre est à la fois ancrée dans le vécu, et détachée du vécu.
C’est d’ailleurs parce que l’œuvre excède tel vécu singulier qu’elle peut acquérir une valeur allégorique, passer de la désignation (particulière) au sens (général), du corps de Sigalit Landau à l’idée de la violence qui déchire les peuples en lutte pour leur terre.
C’est ainsi que pense l’art, en passant — par le travail esthétique sur les matériaux — des perceptions, affections et opinions du monde naturel, historique et social, aux sensations. En accédant à l’infini à partir du fini. L’art pense, non par concepts comme la philosophie, non par fonctions comme la science, mais par sensations.
Longtemps remisée au second rang dans des époques plus attentives aux mesures qu’aux sensations, la pensée de l’art est en train de s’affirmer comme l’une des plus fécondes pour tracer de nouvelles voies dans le chaos du monde en devenir.
André Rouillé.
Consulter
— Sigalit Landau, Barbed Hula, 2001. DVD 1’48. Collection Isabelle et Jean-Conrad Lemaître. Courtesy La Maison rouge, Paris.
— La paix maintenant : http://www.lapaixmaintenant.org/communique284
— Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, éd. Minuit, Paris, 1991.