ÉDITOS

L’art entre choses et expériences

PAndré Rouillé

Si l’art est doté d’une capacité d’anticipation, de révélation même, en tout cas de capture des grandes forces du monde, cette capacité s’exerce en congruence avec les grandes pratiques sociales de son époque. En adoptant des paradigmes, protocoles, matériaux et formes semblables à ceux qui sont par ailleurs opérants dans les domaines de l’économie, de la production, de la communication, voire de la pensée.

Si l’art est doté d’une capacité d’anticipation, de révélation même, en tout cas de capture des grandes forces du monde, cette capacité s’exerce en congruence avec les grandes pratiques sociales de son époque. En adoptant des paradigmes, protocoles, matériaux et formes semblables à ceux qui sont par ailleurs opérants dans les domaines de l’économie, de la production, de la communication, voire de la pensée.
Selon Theodor Adorno, la force particulière de l’art réside dans le fait qu’il est inséparablement dans et hors du monde. D’un côté, «la force productive esthétique est la même que celle du travail utile et poursuit en soi les mêmes fins»; d’un autre côté, Adorno insiste sur «le double caractère de l’art comme autonomie et fait social».

Comment les grands traits de l’époque s’expriment-ils dans le cadre de l’autonomie des œuvres? Comment face à l’omniprésence inouïe des médias s’actualisent dans les œuvres les mouvements du monde?
Comment l’art peut-il donc proposer une approche pertinente du monde? Précisément en se distinguant des médias, et en proposant des alternatives à la représentation. Alors que les médias fonctionnent intensément sur le mode de la représentation jusqu’à l’épuiser et l’achever dans le spectacle, aujourd’hui l’art se détourne largement de la représentation, ou n’en fait qu’un élément de sa production de formes et de sens.

Les médias saturent nos sens, agitent nos sentiments et monopolisent notre attention par un excès d’images hyperboliques de toutes les catastrophes de la planète: tremblements de terre, tsunamis, inondations, dérèglements climatiques, menaces nucléaires, pandémies, crimes et guerres en tous genres. Mais cette démesure représentative — toujours plus violent et compassionnel, toujours plus vite et plus près, toujours plus inouï — affecte la représentation jusqu’à l’achever. En la portant à son plus haut degré d’achèvement, et paradoxalement et indissociablement en la dévaluant — en lui donnant en quelque sorte le coup de grâce.

La surenchère des images de toutes sortes, l’usage démesuré de la représentation dans le vain dessein de coller à l’événement, les prétentions dérisoires à recueillir la vérité et à révéler la réalité supposée cachée des choses, les dérives occasionnées par une marchandisation croissante de l’information sous le règne de la concurrence: tout cela a contribué à faire dériver la représentation du côté du spectacle, à la discréditer, à déprécier son régime de vérité. A l’épuiser. A l’achever.
Tandis qu’une autre dérive, celle du document vers la fiction, accompagne et confirme cette crise généralisée de la représentation tant dans l’art que dans la politique et les médias. Crise de l’illusion selon laquelle il suffirait, pour connaître et habiter le monde, de l’explorer et de le pénétrer le plus intensément possible à l’aide d’instruments sans cesse plus sophistiqués. Crise, également, de la confiance qui a longtemps été accordée aux experts (artistes, photographes, politiciens, journalistes, reporters, etc.) pour servir de médiateurs dans la complexité de ce monde.

Contrairement à d’autres (les photographes de presse et les politiciens par exemple), beaucoup d’artistes ont abandonné la représentation comme principe et condition de leur action. Car ils doutent de l’effectivité de la machine représentationnelle pour rendre compte de la complexité du monde, et ne croient plus assez à ce monde-ci pour chercher à le représenter.
Leurs démarches visent plutôt à l’interroger au travers de protocoles esthétiques producteurs de savoirs et d’expériences, inducteurs de transdisciplinarités, créateurs de nouveaux repères, d’autres partages du sensible, d’autres visibilités et régimes de vérité.

Dans le sillage d’Antonin Artaud (Le Visage humain, juil. 1947), les productions d’expériences, aussi modestes soient-elles, «brisent avec l’art, le style ou le talent», avec le paradigme représentationnel des «œuvres de simulation esthétique de la réalité». Aux «œuvres», il s’agit de substituer des «ébauches», c’est-à-dire des «coups de sonde ou de boutoir donnés dans tous les sens du hasard, de la possibilité, de la chance, ou de la destinée».

Ainsi, par exemple, dans le champ de l’art, beaucoup de photographies d’apparence fortement documentaire sont en fait des images processuelles. Elles ne se limitent pas à représenter, à documenter une chose ou un état de choses: elles introduisent une donnée représentative dans un processus créateur duquel elles participent, c’est-à-dire duquel elles reçoivent leurs éléments de formes, d’expression et de contenu.
Alors que la représentation met en relation, principalement visuelle et sonore, des spectateurs avec des choses, états de choses, ou événements, les œuvres-processus, elles, enclenchent des mécanismes intellectuels, physiques, sensibles et théoriques multiples qui débordent toujours le schéma binaire modèle-copie de la représentation.

Les œuvres représentatives sont arrimées à des choses, ou des états de choses, tandis que les œuvres processuelles, y compris les plus matérielles et les plus représentatives, renvoient à des idées, des impressions, des pensées, des phénomènes, des questions (sociales, éthiques, environnementales, etc.). Les œuvres processuelles sont détachées des choses, non parce qu’elles seraient dépourvues de matière et de choses, mais parce qu’elles ont rompu avec la relation univoque aux choses, caractéristique de la représentation.

Les œuvres processuelles ne s’accomplissent donc plus dans la re-présentation de quelque chose qui les aurait précédées, mais elles sont porteuses de problématiques et d’expériences. Ce sont des œuvres conceptuelles, non au sens restreint que ce terme a hérité du mouvement de l’«Art conceptuel», mais au sens où elles font passer les spectateurs des choses produites à une expérience, et à un univers d’informations, de sens et sensations.

Cela en congruence involontaire mais opérante avec le paradigme de l’actuelle «économie immatérielle» qui est en train de prendre le relai de l’ancienne «économie des choses».

André Rouillé.

Lire
— Antonin Artaud, Le Visage humain, juil. 1947, Œuvres, Gallimard, p. 1535.
— Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, 1995.
— Olivier Bomsel, L’Économie immatérielle. Industries et marchés d’expériences, Gallimard, 2010.

Certains des points ci-dessus sont assurément et sans doute différemment abordés lors du colloque «Le pire n’est jamais certain. La création à l’épreuve des risques majeurs» qui va s’ouvrir prochainement à Metz à l’initiative de l’École supérieure d’art de Metz (Ensamm), et du Centre d’études et de recherches en arts plastiques de l’Université de Paris 1 (Cerap).

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS