Longtemps l’art a fait dissensus, il semble aujourd’hui être en train de s’enfermer dans le consensus. Cet enfermement est paradoxalement le fait de son ouverture large et docile au monde. Il ne s’agit évidemment pas de la fin de l’art, mais d’une nouvelle époque de l’art, radicalement distincte de celle des avant-gardes. Alors que celles-ci n’ont cessé, tout au long du XXe siècle, de déconstruire les éléments constitutifs de l’art— les pratiques, les matériaux, les objets, les lieux, les traditions, etc.; alors qu’elles ont fait de la rupture et du nouveau une dimension essentielle de la création; alors que les avant-gardes ont largement privilégié l’engagement, la radicalité critique, le repli asocial, la résistance à la marchandisation et la défiance vis-à -vis des forces de l’argent; aujourd’hui, les postures des artistes et des acteurs de l’art ont radicalement changé. Comme, ensemble, le monde et le monde de l’art.
Le monde est passé sous l’empire du marché. L’art également. On ne crée plus aujourd’hui comme hier, pas plus que l’on ne travaille, communique, voyage, produit, lutte, ou pense aujourd’hui comme hier. Les manières de faire, de dire, et de penser ont changé. Cela n’a rien d’étonnant, c’est la rapidité avec laquelle s’est opéré le changement qui a surpris, et qui oblige à des adaptations souvent sévères, toujours impérieuses.
Le basculement s’est accompli en moins de deux décennies: entre la biennale de Venise de 1980, qui a sonné la fin des avant-gardes; la chute du Mur de Berlin en 1989, qui a marqué la fin de la Guerre froide et de la division bipolaire du monde; l’attentat du 11 septembre 2001, qui a fait surgir les failles de la puissance américaine et l’avènement de nouveaux antagonismes; et l’essor vertigineux d’internet à partir de 2000, qui met symboliquement et pratiquement le monde en réseau, qui ébranle les structures verticales et accélère les flux et les échanges d’informations, de marchandises, de capitaux, de personnes, de biens, d’expériences.
Tout cela a ouvert une époque nouvelle dans le monde, et dans l’art d’autres façons de faire, d’autres conditions de création, d’existence et de visibilité des œuvres. Mais aussi d’autres manières de signifier.
L’illusion des avant-gardes aura été de croire que l’on crée contre le monde, alors que c’est dans et avec le monde que l’on crée toujours. Hier les avant-gardes ont tenté (vainement) de le transformer; le risque est grand, pour l’art d’aujourd’hui, de se conformer à l’état du monde, de s’enliser dans le consensus, faute d’alternatives à soutenir.
Le plus important vecteur de consensus réside dans l’hégémonie dont bénéficie nationalement et internationalement le marché sur les modes d’existence et d’apparaître des œuvres.
Il suffit de suivre l’actualité artistique française pour constater qu’elle est (presque) entièrement rythmée par le marché, notamment par le phénomène des foires dont l’ampleur croît d’année et année dans le sillage de la Fiac depuis qu’elle a investi, en 2005, le centre de Paris en s’installant simultanément dans la Cour Carrée du Louvre et au Grand Palais — cette année, huit foires d’art ont eu lieu conjointement à Paris. Après un long exil dans les quartiers éloignés, strictement commerciaux, du Parc des expositions, ce retour au centre de Paris est révélateur d’une puissance nouvelle, et d’une stratégie hautement symbolique du marché d’investir les lieux les plus prestigieux de la grande tradition culturelle.
Au-delà de ses effets commerciaux évidents, et légitimes du point de vue d’une entreprise commerciale, la tente de la Fiac, dressée avec toute sa triviale et prosaïque arrogance entre les murs séculaires du sanctuaire de la culture française, symbolise la situation de l’art d’aujourd’hui: sa marchandisation.
L’art et la culture sont, au niveau le plus élevé, désormais soumis aux lois de la marchandise. Les digues de la sanctuarisation de l’art, de la culture, du savoir, de la pensée ont cédé devant les assauts du marché. Les hautes valeurs qualitatives de l’esprit sont désormais dominées par les valeurs quantitatives du marché. Le business impose à l’art et à la culture sa logique hétérogène de profit et de rentabilité. De cette situation, les effets esthétiques sont immenses.
Quand, en effet, les expositions ou les biennales sont concurrencées — et contaminées — par les foires, les modes de visibilité et de production des œuvres passent d’une logique culturelle et artistique à une logique commerciale. Les foires étant structurellement plus proches des supermachés que des musées, elles obéissent à des préoccupations marchandes plutôt qu’à des démarches signifiantes ou esthétiques, ce qui oriente d’autant le choix et la présentation des œuvres, le regard et la posture des spectateurs, et plus profondément encore la démarche créative des artistes.
Les conditions marchandes d’existence des œuvres d’aujourd’hui les détournent de l’ancien idéal de pureté artistique. L’«art pour l’art» et le «régime esthétique de l’art» cher à Jacques Rancière pourraient bien sombrer, en ce début de siècle, dans un véritable «régime marchand de l’art» caractérisé par un devenir-marchandise des œuvres, et par la diffusion de la logique marchande en tous les points du monde de l’art — y compris, et de plus en plus, dans les institutions publiques.
Dans un article significativement intitulé «L’art fait vendre», le magazine économique Challenges (21 oct. 2010) décrit en des termes enflammés comment «la collaboration entre les grandes marques et les artistes s’intensifie: une association gagnant-gagnant».
«Gagnant-gagnant»? Rien n’est moins sûr. L’intérêt des marques est évident. Aux artistes, elles demandent de décorer leurs produits, d’exposer dans leurs boutiques, ou de les aider à comprendre le présent et à envisager l’avenir afin de renforcer les liens avec leurs clients. Dans les maisons de champagne, par exemple, l’action des artistes a permis de séduire une clientèle plus jeune, de vendre les bouteilles plus cher, d’affiner l’image et de singulariser la marque.
Mais au-delà de l’aspect financier, quels intérêts artistiques les artistes tirent-ils de leur collaboration avec leurs clients-mécènes? Les gains financiers s’accompagnent-ils de comparables bénéfices artistiques? Si «l’art fait vendre», il doit pour vendre se vendre lui-même. En tous cas, l’échange n’est pas de même nature de part et d’autre parce que l’art, mis en position d’instrument économique et commercial au service du mécène, est contraint de sortir de son territoire et de ses problématiques.
Or, contrairement aux idées reçues, les rapports entre artistes et mécènes ne sont pas de même nature aujourd’hui qu’au temps de la Renaissance. Sous le «régime représentatif de l’art» (Jacques Rancière), les artistes étaient soumis à des règles esthétiques strictement définies par l’Académie, et c’est à ces règles plutôt qu’à leurs éventuels mécènes qu’ils obéissaient fondamentalement. Le «régime esthétique de l’art», au contraire, se caractérise par l’abolition de toutes les règles établies, par la liberté des artistes à inventer leurs propres règles, par une ouverture supposément sans limites de l’innovation esthétique. Cela donne à l’art une capacité inouïe à capter les forces les plus souterraines du monde, mais cela laisse les artistes démunis face au pouvoir du marché et des mécènes.
A la croisée de la marchandisation par le marché de l’art, de l’instrumentalisation par le mécénat, mais aussi du désengagement des pouvoirs publics, l’art subit depuis une dizaine d’années une triple pression économique lourde d’effets esthétiques.
Le règne de l’économie affecte ainsi la force esthétique disjonctive de l’art, ses capacités à faire dissensus, à signifier politiquement. Si l’hypothèse d’une dérive vers un «régime marchand de l’art» se confirmait, elle marquerait l’avènement d’un art du consensus. Platement insignifiant.
André Rouillé.
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— Editorial 336. Visibilité paradoxale de l’art
— L’art fait vendre, Challenges, 21 oct. 2010
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