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L’art de fil en aiguille…

PAndré Rouillé

Le féminisme serait-il passé de mode — à supposer que cette notion soit pertinente —, comme la lutte des classes, ou les actions contre le racisme, l’antisémitisme, ou l’homophobie? En effet, les combats du dernier quart de siècle n’ont-ils pas abouti à une panoplie de lois garantissant à chacun le droit à la différence ? Le nouveau millénaire ne marque-t-il pas, au moins en occident, l’aboutissement d’un long processus de reconnaissance large des libertés individuelles, de déclin des normes et des modèles, de totale légitimité à être radicalement différent et à être respecté dans sa complexité ? Il est en effet désormais admis que le respect de l’autre est d’abord le respect de ses différences les plus atypiques, décalées, et transgressives. 

Et puis, les féministes sont affublées des clichés les plus tenaces qui les plongent dans la ringardise des années 1970. Elles ne comprendraient pas les mouvements majeurs de notre société dans laquelle, précisément, un puissant arsenal légal permettrait de déjouer les inégalités sexuelles dans le travail, dans le couple, dans l’amour, dans la vie professionnelle et politique, dans la culture, et dans l’art bien sûr.

Mais voilà, alors que tout est là; alors que tout le monde (ou presque) a admis le bien fondé des combats, et que l’impensable d’hier (l’avortement) est devenu un droit d’aujourd’hui; alors que les femmes ont su trouver des places, des rôles, des libertés et des légitimités qui leur ont été pendant de longs siècles refusés; alors que dans la vie privée d’évidentes avancées ont eu lieu; alors donc que tout porte à l’optimisme, à la conviction que c’est gagné, qu’il est devenu inutile — voire ringard — de lutter, et bien le réel vient, brutalement souvent, apporter les preuves du contraire.

Au point qu’en France — et non dans de lointaines contrées —, il a été récemment nécessaire de lancer une vaste campagne d’affiches pour sensibiliser les esprits sur l’ampleur de ce scandale des femmes battues, violées et violentées. Au point qu’il est banal de constater que, en dépit de la loi, la parité économique, professionnelle et politique n’existe pas dans le pays des droits de l’humain.

Ce sont ces évidences qu’a voulu interroger le Frac Lorraine au travers de l’exposition «2 ou 3 choses que j’ignore d’elles» (avril-juin 2007), par une édition récente à plusieurs voix intitulée Pour un manifeste post(?)-féministe, et lors d’une table ronde qui s’est tenue au Palais de Tokyo le 8 mars dernier, à l’occasion de la «Journée internationale des femmes».

Si la situation des femmes a considérablement évolué depuis les années 1970, leur cause reste donc d’actualité, peut-être plus sous la forme d’une vigilance que d’un combat strictement «féministe».
Car le combat «féministe» d’hier est devenu anachronique, non dans sa légitimité, mais dans ses orientations et ses formes. Dans une logique très moderne, il s’est hier agi d’affirmer et de défendre une identité féminine distincte de l’identité masculine. Il s’est agi, de façon plus ou moins radicale, de découper dans le roc de la bonne conscience patriarcale les contours de l’oppression des femmes.

Aux États-Unis, Martha Rosler collait ainsi de grandes photographies de seins sur les façades des réfrigérateurs et cuisinières pour souligner combien les femmes faisaient corps avec les appareils et les tâches domestiques. En France, Annette Messager donnait forme, avec Les Tortures volontaires (1972), à ce qu’elles acceptent d’endurer pour rester «belles» et plaire aux hommes. Tandis qu’en 1977 Orlan présenta à la Fiac Le Baiser de l’artiste où, moyennant quelques pièces, on pouvait embrasser l’artiste transformé en machine à sous — l’œuvre fit scandale parce qu’elle faisait l’éloge du plaisir et de sa vénalité, et dénonçait la soumission de la femme au désir des hommes.

Il s’agissait là d’un art de combat, d’éveil des consciences, de mise en évidence des discriminations sociales et sexuelles largement déniées, de revendication de droits refusés, de défense d’une identité, de résistance à la puissance aveugle et satisfaite du patriarcat.
En art comme sur la scène sociale, le féminisme était militant et exclusif: opposé au patriarcat (sinon aux hommes), et à distance des autres causes.

En près d’un demi-siècle, la cause des femmes et le féminisme n’ont pas disparu, mais se sont, comme la société et le monde, considérablement complexifiés. Le féminisme exclusif, identitaire, voire essentialiste, s’est intégré à un réseau de résistances transversales. Le combat crispé sur une identité s’est croisé avec d’autres causes — classes, sans papiers, races, sexualités, libération nationale, etc. — confrontées à de semblables rapports de pouvoir, de domination, d’exclusion.

Si le féminisme a été trop unidimensionnel, il s’est enrichi et adapté aux situations de vie, d’action et de pensée d’aujourd’hui en s’inscrivant dans un réseau de résistances singulières et transversales. Il est devenu transgenre.
En art, la cause des femmes a suivi un itinéraire comparable pour acquérir dans les œuvres des modes de présence et d’expression souvent plus complexes, plus indirects, plus polyphoniques que celles des décennies précédentes.

L’entrée récente des travaux d’aiguille — broderie, couture, tricot, crochet et dentelle — dans les œuvres s’inscrit dans les nouveaux modes d’expression critique du féminin dans l’art : non plus en découpant un territoire séparé, mais en ébranlant de l’intérieur les catégories artistiques dominantes.
Dans l’édifice de l’art contemporain légitime, les œuvres basées sur les travaux d’aiguille introduisent une série de matériaux, de pratiques et de valeurs liés aux femmes et hétérogènes à l’art.
Ce sont en effet des pratiques artisanales plus qu’artistiques, manuelles et archaïques associées à l’univers domestique du passe temps bourgeois plus qu’à la sphère publique de la production. Dans la hiérarchie et la division sexuelle des rôles sociaux propres à la société patriarcale, les travaux d’aiguille sont ainsi relégués au rang des pratiques mineures dévolues aux acteurs mineurs que sont les femmes.

C’est par cette force paradoxale du mineur que les femmes (dans la société patriarcale) et les travaux d’aiguille (dans le champ de l’art) ont ensemble et discrètement fait vaciller les normes et les évidences les plus fortes, et noué des convergences auparavant impensables.

L’artiste palestinienne Mona Hatoum, née au Liban et exilée à Londres, a par exemple réalisé son œuvre Keffieh (1993-1999) en intégrant, au moyen de la broderie, de longs cheveux de femmes au sein de l’accessoire vestimentaire le plus emblématique des hommes palestiniens, de leur lutte armée et de leur pouvoir.
Dans cette œuvre d’une grande discrétion formelle les genres, les matériaux esthétiques, les pratiques et les éléments symboliques s’entrecroisent et se répondent pour composer un réseau subtil de signes où s’expriment les relations intenses et contradictoires unissant et séparant les femmes et les hommes palestiniens dans la vie comme dans la lutte, où se disent les tensions israélo-palestiennes et le déséquilibre endémique de la région, où pointe les douleurs de l’exil, où l’art est lui-même bousculé hors de ses horizons modernistes vers de nouvelles manières de résonner esthétiquement avec le monde d’aujourd’hui.

André Rouillé.

Lire :
— Béatrice Josse (dir.), 2 ou 3 choses que j’ignore d’elles. Pour un manifeste post(?)-féministe, éd. 49 Nord 6 Est, Frac Lorraine, Metz, 2008.
— Nicola Marian Taylor, Contre-coutures. De fil en aiguille dans l’art contemporain, Mémoire de Master 1, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, Histoire de l’art contemporain, juin 2007. Étude majeure, par une rédactrice de paris-art.com.

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