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L’art. Conversations imaginaires avec ma mère

L’art n’a jamais su ménager son public, les ruptures esthétiques succédant à d’autres ruptures esthétiques, l’artiste allant toujours plus loin dans l’expérimentation, dans la quête d’un langage jusque là inconnu. Pour la mère de Juanjo Saez, l’illustrateur et artiste espagnol, l’art s’est même éloigné dans des contrées aux antipodes de ses préoccupations et depuis longtemps dépassé la lisière de la compréhension. Qu’à cela ne tienne, Saez en fait le point de départ de son livre : lui, Juanjo le personnage principal, entend réexpliquer l’art à sa mère.
Et pour cela, il faut tout reprendre depuis le début, se confronter à des moues réprobatrices, revenir aux mots les plus simples. En fait, remettre un peu d’ordre, disons-le, dans cette maison en perpétuel chantier, dans ce capharnaüm de sens (et de non-sens) qui a fait passer un urinoir pour une pièce de musée et l’image d’une marque de lessive américaine pour une œuvre majeure de la contemporanéité.

Le défi est de taille. Mais Juanjo s’y prend avec subtilité, avançant à pas de velours dans le maquis des théories esthétiques. Peut-on faire des parallèles entre croire en Dieu et croire en l’Art? Qu’est-ce que la création artistique? L’intuition chez l’artiste? Et la simplicité dans l’art, est-ce du simplisme ou le véritable symbole de l’accessibilité des œuvres? Juanjo apporte des réponses à des questions que sa mère ne pose pas. Ou quasiment pas. Car ces conversations n’ont jamais existé, elles ne sont que la suite rêvée de discussions avortées, sa mère coupant souvent court à la rhétorique de son fils. Alors les répliques fusent, d’autant plus qu’elles n’ont jamais été prononcées. Et dans ces fulgurances, quelques moments de vérité, de quoi raccrocher les wagons de l’art à sa propre histoire de famille, à ses souvenirs d’enfance, à ses doutes, ceux de sa mère, à sa grand-mère qu’il voit petit à petit quitter la vie…

Ces Conversations imaginaires avec ma mère sont une somme de réflexions vivifiantes sur la place de l’art dans notre société du spectaculaire et du vite-consommé. Bien qu’elles n’évitent pas quelques raccourcis et quelques facilités (l’ingénieur est l’opposé de l’artiste, les intellectuels se sont accaparés le sens des œuvres jusqu’à le rendre cérébral alors qu’il est une affaire de sensation), elles livrent une pensée sensible, aimante sur ce que pourrait être l’art au service de l’humain. Quand bien même il ne servirait à rien. Sa fonction serait peut-être avant tout de nous renvoyer un « écho esthétique » comme le dit Saez après Duchamp, c’est-à-dire d’aménager la rencontre avec le sentiment de plénitude, avec le plaisir, le bonheur même, pourquoi pas. Un bonheur que Pepo Pérez, le préfacier de l’ouvrage, oppose assez justement à la peur.

L’art pour ne plus avoir peur. Pour Saez, l’art a décidemment quelque chose de mystique et en tout état de cause, le pouvoir de se mesurer aux saints, d’accompagner sa grand-mère jusqu’à son dernier souffle, de donner un sens à sa vie, de donner un sens à ce qui nous entoure. Jusqu’au pouvoir de faire parler sa mère.

Un brin métaphysique, le récit de Saez est aussi frondeur, toujours prompt à faire sourire et à balayer les flonflons de l’esthétique. Tout comme son dessin, simple voire simplissime, prompt à délier les incompréhensions et à briser la belle exécution graphique. L’essentiel est ailleurs et les Calder, Picasso, Chillida, Warhol, tous les tôliers de son panthéon ne le contrediront pas.
 

Juanjo Saez ˝ Rakham, 2009.Â