ÉDITOS

L’art, c’est ce qui résiste

PAndré Rouillé

Pour  résister artistiquement aux modèles, aux valeurs, aux règles de la domination financière, autant qu’à ses engouements souvent plus spéculatifs qu’esthétiques, il faut à l’artiste beaucoup de puissance. Assez pour percevoir sous les apparences les infamies de la domination et en éprouver d’intolérables hontes; assez pour que ces intensités quotidiennes, petites et grandes, engagent son art dans des processus de création de formes et dans des manières nouvelles de voir, de dire et de faire qui, aussi ténues soient-elles, viennent strier la domination d’irrémédiables fissures.

Par son ampleur, la crise imprègne nos corps et nos esprits, tous les instants et les aspects de nos vies. Ni strictement économique et financière, plus systémique que conjoncturelle, elle est en réalité un processus de profond bouleversement du monde. L’immense chaos d’un monde qui se fissure et se disloque dans la douleur.
L’art n’est manifestement pas épargné, et n’en sortira certainement pas indemne. A cette différence qu’il pourrait dans la tourmente contribuer à esquisser de nouvelles perspectives à rebours de l’actuel effondrement dramatique des valeurs, de l’accroissement indécent des inégalités, et de l’essor vertigineux des tensions sociales. C’est du moins ce que semble indiquer Gilles Deleuze pour qui «l’art, c’est ce qui résiste: il résiste à la mort, à la servitude, à l’infamie, à la honte».

La mort, la servitude, l’infamie, la honte? Ces termes ne sont-ils pas trop excessifs, inappropriés à la situation présente? La France, pays de tradition démocratique, et de profonde culture, n’échappe-t-elle pas à cette évocation d’un état d’extrême inhumanité? Sans aucun doute. Mais au cours des dernières années l’explosion des inégalités, le retour des privilèges et l’accroissement des discriminations ont mis à mal certaines des plus grandes valeurs de la France. Les écarts entre les riches et les pauvres se sont creusés au point de former dans le pays deux mondes étrangers et de plus en plus éloignés l’un de l’autre.

Cette fracture qui divise l’ensemble de la société française, affecte aussi le champ de l’art: une minorité de privilégiés du marché international de l’art s’oppose à une grande masse (80%) d’artistes qui ne parviennent pas à vivre de leur production. La plupart d’entre eux, qui ne disposent pas de galerie, qui n’ont pas accès aux centres d’art contemporain, aux biennales, et à la presse spécialisée, sont irrémédiablement condamnés à l’invisibilité.
Dans les maisons de vente, leurs cotes sont à la fois les plus modestes et les plus sensibles à la crise. François de Ricqlès, directeur de Christie’s France, rapporte en effet que son établissement (dont les résultats ont progressé de 13% en 2010) «subit les effets de la crise, mais pas sur les chefs-d’œuvre et les œuvres importantes, où il y a une concurrence qui fait que ces œuvres se vendent extrêmement cher. Les effets de la crise se font plus sentir sur le moyen de gamme et le bas de gamme».
Ces propos à tonalité plus commerciale qu’artistique, expriment nettement que la crise frappe en art comme ailleurs principalement les plus modestes.

La mort, la servitude, l’infamie, la honte? Serait-ce là le fond sur lequel s’exerce aujourd’hui l’art dans les pays occidentaux malmenés par la crise? Qu’est-ce que créer, et pour qui, dans un monde clivé où une minorité prospère, parfois jusqu’à l’indécence, à l’encontre d’une masse de victimes soumises à la servitude, jusqu’à parfois se suicider au travail? Comment crée-t-on dans un pays qui s’est toujours pensé comme l’un des phares de la civilisation, mais où quantité d’hommes et de femmes sont, faute de ressources, désormais condamnés à dormir — et mourir — sur les trottoirs? Comment le spectacle infâme des collusions entre les profiteurs et les plus hautes autorités du pays peut-il peser sur les œuvres? Comment l’art résonne-t-il face aux brutalités d’expulsions aveugles, à une politique froidement quantitative, qui bafoue les valeurs humaines d’entraide et de solidarité, qui encourage la haine et stigmatise les différences ?
Comment inventer du nouveau — de nouveaux regards, de nouvelles formes, de nouveaux dispositifs, de nouveaux rapports esthétiques au monde, et de nouveaux régimes de sens —, c’est-à-dire comment créer, en ces temps de chaos, de dérèglement régressif des valeurs?
En somme, que peut faire l’art avec les petites et grandes hontes que l’on est quotidiennement conduit à éprouver?

Que l’actuelle crise soit, en art comme dans les autres domaines, un effet de la tyrannie financière qui reconfigure l’état du monde signifie que la domination est devenue la condition d’exercice de la création. Non pas la domination coloniale âprement dénoncée par Patrick Chamoiseau dans son livre Ecrire en pays dominé, mais la domination financière qui désormais assujettit à ses valeurs nos actes et nos vies.

Créer aujourd’hui, c’est créer en situation de domination financière ultralibérale; c’est créer dans un monde où la valeur d’échange et la valeur de prestige prévalent sur la valeur esthétique; c’est créer dans un champ artistique à la fois mondialisé et régi par la loi d’airain de la haute finance; c’est rencontrer moins de connaisseurs que d’investisseurs; c’est affronter des regards distraits et vidés par la méconnaissance.

Créer dans la situation d’aujourd’hui, c’est prendre le risque esthétique, matériel et personnel d’affronter les modèles établis. C’est s’engager dans la voie difficile et escarpée de l’inconfort. C’est assumer sa différence.
Créer ainsi contre les stéréotypes esthétiques et idéologiques, contre les honneurs et les reconnaissances molles, consiste donc à inventer des agencements de formes et de matériaux, des protocoles esthétiques, c’est-à-dire des modes de production de sens susceptibles d’enrayer les mécanismes et les effets de la domination, en rendant esthétiquement visible quelque chose de ce qu’elle occulte ou fait passer pour naturel.

Créer ainsi, au sens de résister, va évidemment à l’encontre de la machine spéculative de l’art dans laquelle les meilleurs succès marchands ne manquent pas d’être, pour la plupart, à la mesure de la complaisance ou de la fausse dénonciation — à la mesure du mutisme, de l’indifférence, de la cécité vis-à-vis de la domination et de ses ravages sur les vies, les libertés, et la culture.

Pour ainsi résister artistiquement aux modèles, aux valeurs, aux règles de la domination financière, autant qu’à ses engouements souvent plus spéculatifs qu’esthétiques, il faut à l’artiste beaucoup de puissance. Assez pour percevoir sous les apparences les infamies de la domination et en éprouver d’intolérables hontes; assez pour que ces intensités quotidiennes, petites et grandes, engagent son art dans des processus de création de formes et dans des manières nouvelles de voir, de dire et de faire qui, aussi ténues soient-elles, viennent strier la domination d’irrémédiables fissures.

André Rouillé.

Le présent éditorial reprend l’intégralité de l’éditorial «Créer contre la honte» (n°375, 02 février 2012).

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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