L’exposition de l’Américain Albert Moser à la galerie Christian Berst introduit dans la galaxie «art brut» une œuvre atypique par le fait qu’elle repose sur la photographie. Elle vient en effet de bousculer l’idée largement répandue selon laquelle rien d’artificiel, de culturel, et bien sûr de mécanique, ne doit intervenir dans les œuvres, au risque d’affecter leur spontanéité, et leur capacité à capter et exprimer les forces intérieures dont lesdits «artistes bruts» seraient la proie.
Les productions photographiques d’Albert Moser, qui s’échelonnent sur le dernier quart du siècle passé, pourraient donc constituer une version photographique de l’«art brut», et remettre en cause sa supposée essence manuelle.
Le premier élément inclinant à situer les œuvres d’Albert Moser du côté de l’«art brut» vient de leur mode opératoire et de leur structure à la fois fruste et immuable. Toutes les œuvres sont en effet des panoramas d’espaces urbains conçus sous la forme de montages obtenus à partir d’une juxtaposition de clichés distincts d’un même lieu, méticuleusement ajustés et assemblés à l’aide de ciseaux et de scotch.
Albert Moser prenait des vues successives en couleur en faisant pivoter, parfois jusqu’à 360°, son appareil autour d’un axe. Quant au développement et au tirage des épreuves d’un format amateur de 10 x 15 cm, ils étaient confiés à un photographe de quartier. Le reste — le taillage, l’ajustement et l’assemblage des images — se faisait à la main.
Le protocole était toujours le même, autant que la façon de placer le scotch visible au recto des images, directement sur la gélatine, et de consigner méthodiquement au verso, au stylo-bille, les circonstances et surtout les conditions techniques (appareils, objectifs utilisés, etc.) des prises de vues.
Albert Moser utilisait donc la photographie de façon toujours partielle et rudimentaire.
A l’invariabilité du protocole, jusque dans ses aspects les plus frustes, s’ajoute la permanence des thèmes. Pendant un quart de siècle, Albert Moser a en effet, sans changements notables, réalisé le même type d’œuvres : des panoramas photographiques d’espaces urbains (plages, centres commerciaux, stations de métros, etc.) des quelques villes américaines (Atlantic City, Philadelphie, Lexington) où il a vécu ou séjourné.
Le lien étroit, presque consubstantiel, que les œuvres entretiennent avec la vie et la complexion mentale de leur auteur, est l’un des traits majeurs de l’«art brut». Si dans tous les types d’art la vie des artistes imprègne les œuvres d’une façon toujours oblique, dans l’art «brut» au contraire, leur vécu dominé par leur l’altérité psychique constitue la composante principale, la substance, et le périmètre aussi, des œuvres.
Plus que telle ou telle pratique, tel ou tel outil technologique ou manuel, le matériau distinctif de l’«art brut» est l’altérité mentale des créateurs qui, selon la typologie de Jean Dubuffet, en fait un «art des fous», des médiums ou des «hommes du commun». Mais toujours un art du repliement, de l’enfermement, de la solitude, et finalement de la perte de réalité.
A cet égard, Albert Moser ne fait pas exception. Né en 1926 dans une famille d’immigrants juifs russes, considéré comme autiste, il a vécu jusqu’à l’âge de soixante ans avec ses parents, à l’exception d’une courte période où il a (curieusement) été envoyé au Japon dans l’armée américaine d’occupation. Ce qui lui a permis, à son retour, de bénéficier de quelques cours de photographie destinés aux anciens militaires, et… de se rêver photographe jusqu’à se faire fabriquer un tampon de «Photographer», avec ses nom et adresse, qu’il apposera toujours au dos de ses panoramas.
Les rudiments de technique photographique qui lui ont été prodigués ne permettront jamais à Albert Moser de devenir photographe, encore moins de gagner sa vie, mais seulement d’exprimer, et peut-être d’apprivoiser, cette altérité mentale qui l’habite tout entier. Comme si, enfermé dans son autisme, les panoramas photographiques constituaient le seul rapport qu’Albert Moser pouvait entretenir avec le monde. A la fois grâce au procédé photographique lui-même, qui établit un contact direct d’empreinte avec la réalité concrète du monde; et grâce, aussi, à la forme-panorama qui consiste en une reconstruction symbolique du monde, en la construction d’un monde situé à mi-chemin entre la réalité et l’altérité. Un monde photographique fictif qui sert en quelque sorte d’intercesseur entre la réalité du monde et l’altérité mentale.
Si l’«art brut» a pour matériau la vie et l’altérité jusqu’à l’enfermement et la solitude, jusqu’à l’ignorance souvent de tout savoir artistique; si sa force esthétique puise dans les tréfonds de toutes les différences et singularités — personnelles, sociales, ethniques, psychiques, mentales, géographiques, etc.; si les expériences médiumniques, les productions singulières d’«hommes du commun», et ledit «art des fous» sont quelques-unes de ses versions possibles; si les marges de l’«asphyxiante culture» chère à Jean Dubuffet constituent son territoire; alors, l’«art brut» s’avère être un autre art que celui des artistes: un autre art qui s’exerce dans d’autres espaces, avec d’autres valeurs, d’autres finalités, d’autres protocoles.
L’asile, l’institution d’assistance, ou simplement l’appartement privé se substituent souvent à l’atelier; la fermeture, le repliement, la solitude et l’indifférence à toute diffusion contrastent avec la recherche de visibilité, de monstration, de reconnaissance; les pratiques spontanées, sauvages ou idiosyncrasiques se distinguent des savoir-faire pétris de références culturelles à la tradition et l’histoire de l’art.
Alors que l’art des artistes s’épanouit dans l’exposition sous les regards des autres; alors que le spectateur n’est pas extérieur mais immanent à l’art et aux œuvres — «Ce sont les regardeurs qui font les tableaux» (Marcel Duchamp); l’«art brut» est au contraire un art sans autre. Un autre art sans autre. Un art au singulier. Un art de la différence absolue.
André Rouillé
A voir
L’exposition «Albert Moser. Life as a panoramic», galerie Christian Berst (jusqu’au 20 juillet). 3-5, passage des Gravilliers. 75003 Paris.