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L’Art biotech’

Quand l’artiste s’approprie les techniques scientifiques pour interroger l’évolution de la biologie, est-il un apprenti sorcier ou un visionnaire ? Expérimentations et expériences ouvrent de nouveaux espaces de création, repoussant un peu plus la frontière entre art et science, au risque de choquer ou de se perdre.

— Auteurs : sous la direction de Jens Hauser
— Éditeur : Le Lieu unique, Nantes / Filigranes éditions, Trézélan
— Année : 2003
— Format : 21 x 17 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 93
— Langue : français
— ISBN : 2-914381-52-2
— Prix : 20 €

Ce qui est là
par Patricia Solini

Marta de Menezes est peintre. Ses médium sont l’ADN, les protéines, les cellules et les organismes. Sur un écran, des papillons bruissent des ailes doucement. Certaines portent des motifs n’ayant jamais existé dans la nature. Œuvres éphémères qui ne durent que ce que dure la vie d’un papillon. Sur la droite, des images projetées de tranches de cerveaux en activité esquissent les « Portraits fonctionnels » des modèles de l’artiste. J’avance vers un diptyque en volume de taches colorées, organiques et mouvantes, abstractions de lumières, La même artiste a peint des motifs dans le noyau de cellules humaines. Œuvres quasi immatérielles.

Je passe la porte de l’installation de Eduardo Kaç inventeur de nouveaux champs d’expérimentation. Une autre projection, mais là les bactéries de la boîte de Pétri sont réellement bien vivantes. Trois citations hors d’échelle couvrent les cimaises, il s’agit de la phrase biblique, traduite en morse, puis inscrite en ADN : « Que l’homme domine les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ». Chacun est convié à modifier la phrase en provoquant des mutations chez les bactéries auxquelles a été transféré un « gène d’artiste ». Il s’agit ensuite de retraduire en sens inverse. Au jeu de la toute puissance entre l’homme et la nature, qui détient réellement la suprématie ? La pièce d’à côté, plongée dans le noir, présente un minuscule trésor, flacon précieux pour relique d’aujourd’hui, celle de l’ADN tant fantasmé, inerte et donc inutile sur son socle doré. Libérez Alba ! Le lapin vert fluorescent resurgit en Une du quotidien Le Monde. Lapin qui ne sortit jamais de son laboratoire ! Quelques souris, vert fluo elles aussi, gigotent tout près, filmées lors de la dernière création de Kac. Jeu des pouvoirs et des idéologies dominantes dénoncé par l’artiste magicien Eduardo Kac.

Dans l’antre d’Art Orienté objet, ambiance cabinet de curiosités, des bocaux contiennent des morceaux de peaux tatouées, celles des artistes proposant aux collectionneurs l’œuvre parfaite, la greffe de ces « autoportraits biotechnologiques ». Cobayes d’eux-mêmes, comme le sont ou le furent d’autres artistes (Michel Journiac, Orlan, Stelarc…), le duo d’Art Orienté objet stigmatiserait-il la maltraitance patente du vivant et de la biodiversité par les biotechnologies ? Un jardin de fleurs aux couleurs éclatantes m’accueille. Forme, texture, fragrance, le tableau est riche. Véritables hybrides, ces coleus cultivés pour l’occasion par George Gessert, oscillent entre l’artifice et le sauvage, l’homme dominant la nature ou l’inverse. Sous de faux airs de « tapisserie », ces créations florales vivantes posent la question de l’évolution et de la manipulation. Sous la séduction, la sélection ?

Cette fois, j’entre dans le laboratoire, celui des Australiens de « SymbioticA/Tissue Culture & Art ». Une spirale douce porte des sculptures semi-vivantes enfermées dans des tubes. Les « poupées du souci », créées avec des cellules vivantes qui se multiplient, déclinent sept préoccupations majeures (Vérités absolues, biotechnologie, capitalisme, démagogie, eugénisme, peur, espoir). Nouveaux talismans, gri-gri biotech, amulettes du futur, ces sculptures mourront à la fin de l’exposition, lors d’un rituel de mise à mort célébré par les artistes/éleveurs. Au-delà de la temporalité de l’art vivant, ce sont des questions d’éthique, de responsabilité, d’attitude philosophique que mettent en place ces artistes scientifiques. Sous une coupole noire, l’expérimentation se poursuit, À partir d’une biopsie indolore pratiquée sur une grenouille, qui assiste de son aquarium à cette « cuisine désincarnée », les artistes cultivent du muscle squelettique — et du tissu végétal — en vue d’une consommation alimentaire. Ce sera l’occasion d’une fête. Bioréacteur, hotte stérile, microscopes sont les nouveaux outils de la création. L’engagement de ces artistes est total envers leurs créations semi-vivantes. Ouvrant des perspectives palliatives à l’élevage de masse et rendant floues les barrières entre les espèces, entre être et objet, SymbioticA/TC&A propose des scénarios de mondes à construire où responsabilité et compassion pour les autres tiennent un rôle majeur.

Sortie du labo, je replonge dans une forme d’art apparemment plus classique : la photographie. La référence est connue: le tableau L’Origine du monde de Gustave Courbet. Là s’arrête toute relation avec un monde identifié. Les DNAgraphies de Joe Davis utilisent l’ADN comme émulsion photographique, images microscopiques créées à l’aide d’une biopuce. En « donnant la vie » à des morceaux de matière, Joe Davis réalise le rêve du sculpteur.

Un salon me reçoit épuisée de ce voyage au cœur d’un art non plus de fiction, mais bel et bien /à. Vertigineux dans ses propositions et ses questionnements, l’art biotech, en s’emparant de technologies jusqu’alors réservées à des élites, ouvre grand les portes à une prise de conscience, celle de mondes en cours de construction active où chacun se doit d’être attentif responsable et vigilant.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Lieu unique)

Les auteurs et artistes

Patricia Solini est responsable des arts plastiques au Lieu unique.
Oron Catts, lonat Zurr & Guy Ben-Ary sont des artistes-chercheurs à l’origine du projet Tissue Culture & Art de SymbioticA, laboratoire de recherche art-science à l’Institut d’anatomie et de biologie de l’université d’Australie occidentale de Perth. Le collectif travaille avec la culture tissulaire en tant que médium d’expression artistique, créant des œuvres semi-vivantes qui thématisent les conséquences de la réification des organismes et des composantes biologiques.
Joe Davis est chercheur-artiste en résidence au Massachusetts Institute of Technology de Cambridge. Il mène des recherches en biologie moléculaire, microbiologie et bioinformatique pour créer des bases de données génétiques, des techniques de visualisation et de nouvelles formes d’art biologique. Il utilise l’ADN pour encoder des messages et des images poétiques.
Vilém Flusser est critique des médias et philosophe culturel. Ses recherches se concentrent sur la photographie, les nouveaux moyens de communication et l’influence croissante des technologies complexes, du nucléaire au numérique, dans les champs culturels. Mort accidentellement à Prague en 1991, où il est né en 1920, il avait fui l’Allemagne nazie, puis le régime militaire au Brésil pour s’installer en France.
George Gessert est un peintre ayant abandonné les pinceaux pour des techniques pointues d’hybridation végétale. Depuis les années 1980, il pratique un « art génétique » sur le thème de la biodiversité et de la responsabilité humaine dans les processus de sélection. Il a été artiste en résidence à l’Exploratorium de San Francisco et coordonne le projet « art et biologie » de la revue Leonardo.
Jens Hauser est concepteur et commissaire de l’exposition « L’art biotech’ ». Il travaille notamment en tant que journaliste culturel, réalisateur de films documentaires et d’ateliers radiophoniques. Il est aussi chargé d’enseignement universitaire dans les domaines des nouveaux médias et de l’interculturalité.
Richard Hoppe-Sailer, professeur de l’histoire de l’art à l’Université de la Ruhr de Bochum, collabore également à l’université de Bâle et à l’Institut de recherches culturelles d’Essen. Il est spécialiste de la Renaissance, de l’art moderne et contemporain, et étudie notamment les relations entre perception de l’art et perception de la nature.
Eduardo Kac, artiste brésilien basé à Chicago, travaille avec des médias électroniques et biologiques, intégrant dans sa démarche la téléprésence, l’holographie, la robotique et l’Internet, aussi bien que la transgénèse. Ses pièces établissent toujours une relation entre des agents réels et virtuels. Il est également professeur-assistant en art et technologie à l’école de l’Art Institute de Chicago.
Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin forment depuis 1991 le duo Art Orienté objet, basé en région parisienne. Artistes-éthologues en contact permanent avec la sphère scientifique, et ayant collaboré avec des laboratoires de biotechnologie, leur démarche questionne l’impact éthique et social des sciences contemporaines sur l’identité humaine.
Marta cle Menezes est une artiste portugaise vivant et travaillant en Grande Bretagne. Après des études de beaux arts à Lisbonne et à Oxford, elle s’intéresse aux différentes stratégies de visualisation en sciences et en art. Peintre à l’origine, elle est aujourd’hui artiste en résidence au centre de sciences cliniques de Londres, et utilise diverses techniques biologiques comme moyen d’expression.
Yves Michaud est professeur de philosophie à l’université de Paris I La Sorbonne, et concepteur de l’Université de tous les savoirs, auprès de la Mission pour la célébration de l’an 2000. Par ailleurs, il a été directeur de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Dans ses nombreux ouvrages, il s’intéresse notamment aux relations entre art contemporain et société, et à la philosophie politique.

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