, passent de plus en plus par la captation de l’attention des consommateurs d’images et de publicités que déroulent sous leurs yeux saturés une myriade d’écrans et de supports en réseaux.Â
Au temps de la production, le pouvoir reposait sur la discipline des corps et de leurs énergies, au temps de la consommation, ce sont les esprits qu’il faut contrôler. On est passé d’un biopouvoir (Michel Foucault) à un psychopouvoir (Bernard Stiegler).
C’est dans ce cadre que le nouveau credo officiel de la «démocratisation culturelle», consistant en fait à inverser la politique qui a prévalu en France durant plus d’un quart de siècle en subordonnant l’«offre» de culture (la création et la production d’œuvres) aux «attentes du public» (les consommateurs).
A l’encontre de l’esprit des Frac (Fonds régionaux d’art contemporain) qui ont été conçus à partir de cette conviction que la vitalité de la production artistique contemporaine était nécessaire à la bonne réception de l’art dans le corps social, les régions, les populations et les esprits qui en étaient les plus éloignés.
Le tout-consommation caractérise également le rapport sur le «développement du marché de l’art en France» confié par le ministère de la Culture à Martin Bethenod, commissaire général de la Fiac. Toutes les propositions sont en effet favorables aux intérêts des seuls collectionneurs, aucune ne témoigne de la moindre velléité de soutenir la création, d’accompagner le travail des artistes, ou de rendre la France attractive pour les artistes du monde.
De stimuler la création et la vie artistique en France, il n’est point question. L’unique objectif est d’accroître, dans les galeries, les foires et les salles de ventes françaises, les ventes d’œuvres d’artistes de toutes origines. Un marché français de «produits» internationaux soutenu par une libéralisation et une défiscalisation massives : la vulgate économique d’aujourd’hui.
A l’époque, somme toute récente, des foires et expositions internationales, les œuvres et les artistes eux-mêmes sont devenus des marchandises à vendre sur le marché mondial.
Dans ce microcosme hors du monde qu’est le monde de l’art, les œuvres n’ont plus de valeur esthétique, ni même de valeur d’usage, seulement une cote, une valeur commerciale. Aujourd’hui même les gazettes se gaussent du fait qu’à New York la toile Big Sue de Lucian Freud a été «emportée par un téléphone anonyme à 33,641 millions de dollars, faisant de Lucian Freud l’artiste vivant le plus cher au monde» (Le Figaro, 19 mai 2008).
Tels sont, en art, les manifestations de la guerre de l’attention. On ne regarde plus les œuvres, on les achète; leur valeur marchande prévaut sur leur valeur artistique. La toile de Lucian Freud a été «emportée par un téléphone anonyme» : aveugle, lointain, sans affect ni identité. Un pur pouvoir d’achat, une puissance spéculative.
Mais est-il possible d’échapper à cette tyrannie croissante du marché, et d’éviter que l’art ne s’abîme de jour en jour plus dans la marchandise? Doit-on vraiment considérer les collectionneurs comme les meilleurs partenaires de l’art et des artistes ? Autant ils sont pour les artistes actuellement l’une des seules sources de revenus; autant leur action pèse d’un poids considérable sur l’esthétique, sur la force et le rôle de l’art, ainsi que sur les rapports qu’il serait possible et souhaitable de tisser avec les œuvres.
Les artistes n’ont certes jamais vécu hors du monde et loin des puissances d’argent, et c’est même leur immersion dans la réalité du monde qui permet aux œuvres de résonner au tempo de ses évolutions. Mais la marchandisation plie l’art à des logiques plus financières et spéculatives qu’esthétiques.
La valeur marchande va souvent à rebours de la valeur esthétique. Le marché a des raisons que l’art ne connaît pas. Alors que le marché recherche le confort des œuvres reconnues, l’art s’invente dans l’intranquillité…
Vibrer avec le monde, faire voir et entendre d’autres choses plus amples, plus riches et plus intempestives que les produits formatés qui saturent notre attention et émoussent nos sens. Voilà ce que pourrait un art libéré de l’emprise de la marchandisation.
Face à l’ampleur des moyens de capture de l’attention, cet art pourrait trouver dans son impuissance un atout. «Élever l’impuissance à l’impossible» (Alain Badiou): cette force des faibles, l’art peut la puiser dans sa capacité à innover, à inventer des postures inédites, à  suivre des chemins d’esquive.
A mesure que le marché se fait plus hégémonique, les artistes sont de plus en plus nombreux à essayer de le déjouer. Non en le refusant frontalement, mais en le contournant esthétiquement. Les avant-gardes du XXe siècle n’ont cessé de provoquer le marché en déconstruisant le tableau en tant que forme canonique de l’œuvre-marchandise: un objet matériel unique (ou presque) et de configuration achevée, réalisé de préférence à la main, de taille raisonnable et assez facilement transportable, présenté dans un espace modérément vaste sur un mur ou au sol.
On doit évidemment la première grande provocation contre le marché à Marcel Duchamp dont les ready-made abolissent le faire manuel des œuvres et la subjectivité de l’artiste. Andy Warhol, qui voulait «dépicturaliser» l’art, a entraîné la peinture du côté de la mécanisation industrielle, notamment par l’usage de la photographie qui deviendra, dans les années 1980, un matériau artistique majeur, marquant une étape décisive dans l’évolution de l’esthétique autant que du marché.
De son côté, le Land Art avait déjà déserté l’espace symbolique (white cube) de la galerie et du musée, tandis que le Body Art avait inscrit dans l’art le corps comme matériau et surtout, avec les performances, le processus, l’inachèvement et l’immatériel.
Récemment, dans un contexte totalement différent, Gregor Schneider a présenté à La Maison rouge une installation en forme de dédale (Süßer Duft), qui mobilisait chez les visiteurs un vaste registre d’attentions.
Avant même de pénétrer dans le dédale, qui n’acceptait qu’un visiteur à la fois, l’attente assise, assez longue pour permettre de rentrer en contact avec les autres visiteurs, pour suivre les protocoles d’entrée et de sortie, était en fait un moment d’attention particulière — entre l’arrêt-ralentissement de notre vitesse antérieure, la proximité avec les autres, une certaine impatience et une réelle curiosité. Un moment de désir.
Quant à la déambulation dans le dédale lui-même, entre noir profond et blanc éclatant, entre les divers matériaux et lumières, entre les configurations et types d’espaces, on était convié à une expérience sensible plurielle combinant les modes d’intensités et les régimes d’attention. Avec la vue et le toucher, les mains sur les parois et les pieds sur le sol, le sens de l’équilibre et de l’orientation; avec les alternances de douce panique, de tension, de surprise et de soulagement: le corps et l’esprit, la sensibilité et l’attention, étaient stimulés, excités, activés.
En ces temps de «drôle de guerre» de l’attention, de telles expériences sont devenues rares, et peut-être réservées à quelques points isolés du champ de l’art. Elles sont des points à tenir et préserver en vue de faire vaciller les puissances les plus orgueilleuses. Mais sauver ainsi l’attention ne se fera pas sans sauver l’art lui-même…
André Rouillé
Lire :
— L’éditorial n° 236: La guerre de l’attention
— L’éditorial n° 232: Rapport Bethenod : pour un marché de l’art… de propriétaires