. A cet égard, la généralisation récente du numérique procède à une véritable rupture dans les pratiques, les usages, les matières, les vitesses des images, autant que dans leur régime de vérité — à l’affirmation d’un nouveau régime des images.
Alors que depuis des siècles, dans une situation de pénurie, l’art détenait un quasi monopole des images, au cours des dernières décennies, il s’est vu brutalement ravir cette position par les médias, et secondairement par une multitude de pratiques privées de production, de traitement et de diffusion des images, pratiques qui se sont développées avec l’essor d’une nouvelle génération d’interfaces numériques «grand public» — appareils photo, camescopes, ordinateurs, logiciels, etc.
Cette situation a produit et continue à produire en art un faisceau de réactions. Au-delà de leurs disparités et antagonismes, les différentes pratiques artistiques d’aujourd’hui sont directement confrontées à l’hégémonie d’un nouveau régime des images dont les principes directeurs ne sont plus ceux de l’art, mais ceux des médias ou des pratiques privées. Bien que les réponses à cette situation soient artistiquement très variées et disparates, on peut les répartir en trois grandes stratégies esthétiques (le terme n’est pas trop fort).
La première stratégie, qui pourrait caractériser l’«art contemporain» proprement dit, consiste à contourner la puissance des images médiatiques, à s’en démarquer le plus radicalement possible. Cette stratégie d’évitement passe par l’invention de nouveaux types d’œuvres inassimilables par les médias, par l’abandon du modèle canonique de la sculpture et de la peinture de chevalet, au profit d’une profusion d’autres formes d’œuvres (les installations, happening, performances, etc.), d’autres matériaux (le corps, la nature, les mots, les concepts, etc.), d’autres lieux que la galerie et le musée, d’autres enjeux tels que l’éphémère et l’événement plutôt que les œuvres-choses matérielles.
La seconde stratégie serait celle des «arts médiatiques» qui tentent d’inventer un art avec les moyens de l’adversaire, en utilisant à des fins esthétiques les interfaces électroniques et les dispositifs technologiques des médias.
Tout autant que la précédente, mais de façon différente, cette posture équivaut à une profonde remise en question de la notion traditionnelle d’œuvre. Dans le sillage de la photographie, les arts médiatiques postulent en effet qu’une œuvre produite par une machine peut légitimement prétendre au statut d’art, à rebours de la mythification du geste et de la main de l’artiste.
Les interfaces des arts médiatiques favorisent de nouveaux modes de production et de réception des œuvres. Le spectateur n’est plus figé devant l’image dans une posture d’extériorité, c’est désormais un acteur immergé dans l’œuvre : il fait corps avec elle et la perçoit en acte, au fur et à mesure que son action en actualise les formes visuelles et sonores.
Cette réception active et corporelle est co-productrice de l’œuvre elle-même en tant qu’événement. Elle se distingue de la passivité dans laquelle les médias relèguent généralement les spectateurs, autant que de l’activité principalement mentale et visuelle que suscitent la peinture et la sculpture traditionnelles.
En choisissant pour matériaux les outils et les paradigmes des médias, les arts médiatiques se situent évidemment dans cette zone sensible où la critique et la légitimation se côtoient, parfois jusqu’à l’indistinction. C’est en conjurant ce risque d’indistinction qu’un nouvel art tente de s’édifier à partir des outils, des postures, des habitus et des sensibilités du monde d’aujourd’hui.
La troisième stratégie est celle que suivent avec assiduité et passion les nombreux artistes qui restent résolument fidèles à la tradition telle qu’elle s’est incarnée dans la peinture de chevalet. Même si nombre d’entre eux reconsidèrent activement la tradition, ils ne s’en départissent jamais vraiment. Leur posture met littéralement en œuvre un refus des principaux caractères de l’époque.
Au temps des médias, à la tyrannie de l’immédiateté et de l’instantanéité, à l’accélération permanente, ils opposent la lenteur et le temps long du faire et de la contemplation.
Face à la profusion des machines, des technologies, des communications, des systèmes de duplication, et des prothèses multiples qui séparent autant qu’elles rapprochent du monde, ils proclament les vertus de l’archaï;sme d’un faire artistique manuel, artisanal, sans autre interface que de rudimentaires pinceaux ou crayons, et restent attachés à la singularité et l’unicité des œuvres.
De l’odeur de l’huile de lin et des rugosités des couches de peinture aux surfaces lisses et aseptisés des produits technologiques, de la chimie des pigments à l’électronique, deux mondes avec leurs matières, leurs vitesses, leurs modes de faire, de voir et d’agir, se font face et se défient, irrémédiablement…
André Rouillé.
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Candice Breitz, Soliloquy (Jack) (extrait de Soliloquy Trilogy), 1987-2000. Film sur DVD. 14:06:25. Courtesy Sonnabend Gallery, NYC. Palais de Tokyo.
Lire :
— Robert Fleck, Y aura-t-il un deuxième siècle de l’art moderne, Nantes, éd. Pleins Feux, 2002.
— André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, 2005.