Avant même l’ouverture de son exposition, prévue pour le 8 octobre au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, l’œuvre sulfureuse du célèbre photographe et cinéaste américain Larry Clark a déjà produit ses premiers effets politiques. Ses images sans concession traduisent la perte de repères et les dérives d’adolescents enfermés dans la drogue, le sexe, la violence, et le désespoir. En montrant la part sombre d’une adolescence dont la société s’obstine à ne pas voir le désarroi, les souffrances et les difficultés à vivre, ses images dérangent, au risque de tomber sous le coup de la loi.
A l’opposé des imageries rassurantes les adolescents diffusées dans les médias, «il y a du sexe et de la nudité» dans les photographies de Larry Clark. Il y a aussi de la violence et de la souffrance. «Dans le contexte de mon travail, précise-t-il, ce n’est pas de la pornographie, ce n’est pas une mise en scène faite pour titiller, c’est la vie» (Le Monde, 2 oct. 2010). Les clichés ne relèvent ni du voyeurisme, ni de la pornographie, ni du spectacle, ni également de la pédophilie, mais d’une œuvre qui se construit en proximité et en dialogue avec des adolescents américains de quartiers pauvres pour partager, comprendre et saisir artistiquement une part de leur complexité et de leur difficulté à vivre.
Avec les moyens de l’art, et au fil d’un long et patient dialogue finement tissé, Larry Clark tente de saisir et «montrer les choses que personne ne montrait», et de produire ainsi de nouvelles visibilités sur la réalité refoulée, parce que souvent terrifiante, de la vie de certains adolescents des grandes métropoles contemporaines. «Je leur montre mes films. Je deviens l’un d’entre eux, même si je suis plus vieux qu’eux. Ils m’apprécient».
Face à la troublante intensité de cette œuvre, la Mairie de Paris a été la première ébranlée. Par crainte des réactions d’hostilité, le Maire Bertrand Delanoë et l’adjoint chargé de la Culture, Christophe Girard, ont décidé, à titre de prévention et de précaution, d’interdire l’accès de l’exposition aux mineurs de moins de 18 ans.
Le but étant de déjouer les cabales intégristes, les offensives conservatrices et autres hystéries puritaines qui n’auraient pas manqué d’hurler à la pornographie et à la pédophilie, et d’en appeler à la loi dont la sévérité extrême aurait, il est vrai, fait courir aux responsables municipaux un risque pénal important — jusqu’à 75000 euros d’amende et trois ans de prison.
Pour autant, les élus Verts de Paris ont eu raison de condamner cette «censure préventive», car l’interdiction aux mineurs d’accéder à l’exposition a bel et bien été prise préventivement à toute réaction hostile, contre la volonté de l’artiste qui se dit «choqué et surpris», et surtout à l’encontre de la logique même de l’œuvre qui se voit ainsi brutalement coupée du public avec lequel et pour lequel elle a été conçue.
Pour Larry Clark, «cette censure est une attaque des adultes contre les adolescents. C’est une façon de leur dire: retournez dans votre chambre; allez plutôt regarder toute cette merde sur Internet. Mais nous ne voulons pas que vous alliez dans un musée voir de l’art qui parle de vous, de ce qui vous arrive».
En tenant à scrupuleusement suivre — et même à anticiper — une loi excessivement répressive, dont la rigueur a été encore accrue en 2007, le Maire s’est obligé, soit à interdire totalement l’exposition, soit à l’amputer de ses images supposées «litigieuses», soit à la priver de son principal public en l’interdisant aux mineurs. C’est cette dernière option qu’il a finalement retenue en précisant qu’elle est conforme à sa «conception d’une ville où l’art est libre mais le droit […] respecté» (Bertrand Delanoë, 27 sept. 2010).
Alors qu’en réalité, le respect du droit a ici pour prix le sacrifice de la liberté de l’art.
En fait, l’exposition de Larry Clark réactive le débat complexe et crucial sur la censure, le droit, la légalité et la transgression, autrement dit sur la politique. Car la censure, même lorsqu’elle concerne le sexe, n’est pas sexuelle, mais politique.
Politiques sont en effet toujours les motivations des associations plaignantes pour lesquelles la défense des bonnes mœurs et des valeurs familiales n’est qu’un aspect de leur profond conservatisme indissociablement culturel, religieux, sexuel, corporel, idéologique et artistique.
Politiques est également la décision de la Mairie, autant que la réaction des Verts.
Politique, mais artistiquement politique, est enfin toute l’œuvre de Larry Clark dans la mesure où elle reconfigure l’ordre du visible, où elle crée de nouvelles évidences, où elle éclaire cela qui «arrive» aux adolescents, mais que les adultes ne veulent pas voir, ni leur laisser voir dans un musée.
La «censure préventive» (dixit les Verts) décidée par le Maire intervient dans un climat de plus en plus tendu qui ne cesse d’agiter l’art et la culture à mesure que la société s’enlise dans la peur et s’enferme dans les procédures de prévention, de précaution, de sécurisation, et… d’autocensure.
Mais l’option retenue n’était pas la seule possible. Le choix aurait pu être, comme le préconisaient les Verts, d’assumer le risque (réel) d’ouvrir l’exposition dans sa totalité à tous les publics, en prenant soin de procéder aux avertissements d’usage — par égard pour les adolescents plutôt que pour se prémunir d’éventuelles poursuites.
Cela ouvrait l’occasion d’engager un processus de résistance pour faire évoluer la loi qui, dans ses dispositions actuelles, est destinée à réprimer la fabrication et la diffusion de messages pornographiques, violents, ou contraires à la dignité humaine; mais qui est devenue pour les missionnaires forcenés de la tradition et de l’ordre moral un moyen d’action contre l’art contemporain.
L’exposition «Présumés innocents» au Capc de Bordeaux a en effet tristement montré comment l’accusation de «pédophilie» lancée contre une œuvre peut ne pas avoir d’autre fondement qu’une haine esthétique, éthique et politique de l’art contemporain. Pour les intégristes de toutes obédiences, le terme «pédophile» étant le nom de toutes leurs haines, et l’outil de leurs actions judiciaires contre la modernité qu’ils exècrent.
L’exposition de Larry Clark aurait servi de rempart symbolique face aux offensives réactionnaires menées contre l’art et la culture. Elle se serait située dans le sillage ces luttes historiques menées pour l’abolition de législations répressives en matière de contraception, d’avortement ou d’homosexualité qui, après être longtemps restés hors-la-loi, sont peu à peu rentrés dans légalité à mesure que la loi s’est assouplie.
Pour que l’art prévale sur le droit; pour que les adolescents, acteurs majeurs et premiers destinataires des œuvres puissent rentrer dans l’exposition; pour résister au climat détestable de conservatisme, de réaction, de peur qui submerge le pays et gangrène les esprits; pour défendre l’art et la culture contre la répression, les actions et les valeurs réactionnaires; pour qu’à Paris la culture de la gauche se distingue de la culture de la droite; il fallait, il faut, il faudra lever le symbole détestable de cette «censure préalable».
André Rouillé.
Lire
— Lettre des élus Verts de Paris au Maire Bertrand Delanoë
http://www.paris-art.com/echos/larry-clark-les-verts-accusent-la-mairie-de-paris-de-censure/979.html#haut
— Réponse du Maire, Bertrand Delanoë, à la lettre des Verts, 27 sept. 2010
http://www.paris-art.com/echos/larry-clark-le-maire-de-paris-refute-l%E2%80%99accusation-d%E2%80%99autocensure/981.html
— Larry Clark, interview, Le Monde, 02 oct. 2010
Sauf indication, les citations sont extraites de cet entretien
http://www.lemonde.fr/culture/article/2010/10/02/larry-clark-une-attaque-des-adultes-contre-les-ados_1419322_3246.html