— Éditeur(s) : Crisnée, Yellow Now
— Année : 2001
— Format : 12 x 17 cm
— Illustrations : nombreuses, en noir et blanc et couleurs
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-87340-156-7
— Prix : 13,05 €
Au nord et au figuré
par Emmanuel d’Autreppe
Marcher, s’arrêter, déclencher. Pour sûr, la photographie (une certaine conception de la photographie) partage avec la marche (une certaine pratique de la marche ) sa capacité à être « un mode de connaissance qui rappelle la signification et le prix des choses, un détour fructueux pour retrouver la jouissance des événements (…), une méthode tranquille de réenchantement de la durée et de l’espace ». Goûter au plaisir effrayant du passage du temps ; suivre la route, simplement, ou une autre, ou aucune ; faire la rencontre de visages ou d’endroits inconnus et presque nouveaux ; suivre le fil des sens, pour se perdre et se retrouver, seul ou accompagné. Des histoires, des images, marcher, photographier, alternance contradictoire et complémentaire, comme en quinconce: entre deux foulées, des images, entre deux images, des foulées, invisibles. Car si la marche ramène l’amplitude du monde à la mesure de l’homme et la lui fait éprouver dans sa résistance physique, l’image à nouveau l’égare et l’en éloigne . elle réinstalle à chaque pas l’impossibilité d’embrasser l’horizon d’une enjambée ou d’un regard. Recule d’un cran, à perte de vue.
Les paysages de Philippe Lavandy sont moins fascinants qu’il n’est tentant, au premier abord, de le penser. Fasciner n’est pas ce qu’ils cherchent, au contraire même ; et c’est très bien ainsi, de redistribuer parfois les cartes dans les jeux de dupes. Et puis ce ne sont pas des paysages, ce sont des images, il ne faudrait pas s’y tromper, ce serait inopportun (et en plus ça risquerait de le vexer). Ce ne sont pas davantage des relevés topographiques qui quadrillent et répertorient, ni des prélèvements de réel qui tentent de restituer l’ampleur de ces terres belles à couper le souffle c’est-à -dire l’esprit critique) ; Lavandy ne se contente pas de documenter, contemplatif, les étapes de sa déambulation ; il n’y a chez lui rien de systématique, mais rien non plus de pittoresque. En s’avançant plus au nord, vers l’Écosse, l’Islande, en se dépouillant aussi, ce que le photographe cherchait c’était penser et passer à autre chose. Changer de cap, lâcher la bonde : Largue, jusque dans l’équivoque et la polysémie du titre, manifeste ce double effet bénéfique et douloureux, d’avancée et d’arrachement, lorsqu’il s’agit de faire face (car Lavandy photographie toujours de face, surtout les montagnes). Et c’est probablement là que résident l’impact en creux, la force détournée de ces images, dans la trace qu’elles portent, tout autant que d’un lieu traversé, des doutes vagabonds d’un regard qui sans tomber dans le leurre de la table rase et de la pellicule vierge, cherche et parvient à se renouveler, à s’ébrouer de quelques pelures civilisées qui l’encombraient. C’est d’ailleurs ainsi qu’il continue d’aborder ses photographies, de les envisager, de les manipuler, de les montrer aussi : avec circonspection, avec hésitation, avec retenue, et surtout avec un étonnement détaché et joyeux. Car il ne s’agit nullement pour lui de projeter quoi que ce soit, lui-même en premier lieu, sur son environnement, mais au contraire de tenir l’image en respect, de maintenir une distance, un espace entre le paysage et lui qui soit une possibilité de dialogue, et qui se prolongera dans l’activité du spectateur de ces images ; en quelque sorte, créer une distance familière. À plus d’un égard il y a du paradoxe là -dedans.
C’est que Lavandy est un méfiant. Oui, bien sûr, on trouve dans ses photos de jolies choses, des nuages bas aux vastes reflets, de sombres lacs dormants et plombés, des chemins de broussaille qui se perdent dans le brouillard, des galets et des neiges dont les blancs aveuglants se polissent à l’unisson; et puis ça sent l’humide, ça suinte ou ça exhale, ça se voit, ça monte et ça descend… tout de même, difficile de nier que nous y sommes, et même en plein dedans. Mais à ce moment même où le cliché le guette, l’œil de Lavandy se refuse à servir un art de la célébration, de l’entérinement béat de la beauté du monde qui se dévoile au promeneur, dans l’instant, ou des possibilités inégalables qu’offre la photographie d’en rendre compte par la grâce ou la précision de tirages somptueux, après coup. C’est de bout en bout un art du questionnement, presque inquiet mais aussi joueur, qui porte autant sur le sens de la vie et de la marche — où sont passées mes valeurs et mes godasses — que sur l’exigence du grain, des gris ou du grès tapis dans l’image, qu’il va s’agir de débusquer. C’est une remise en cause, aussi, du mythe fumeux de l’éden retrouvé, de la nature extatique, du monde vierge, infoulé, et de l’image transparente qui le contient si bien, comme un beau bocal rasé de frais.
Souvent il y a dans les images hirsutes de Lavandy des choses, appelons-les comme ça, des détails plus ou moins importants qui viennent en troubler la quiétude, en rompre la plénitude : une tête (pourquoi pas), décadrée de préférence, ou alors faisant irruption en plein dans le mille; un bout de route, un véhicule, ou toute autre trace de l’activité humaine que l’on eût facilement gommée de la belle photo de calendrier ; un animal, pas toujours identifiable ; des objets qui, livrés aux caprices du temps, finissent par ressembler à des paysages, à moins que ce ne soit le contraire. Et c’est là que les cartes se brouillent, que le regard s’égare, à la suite de celui du photographe dont, tout à coup, la malice a fait fondre les impressions de distance comme neige au soleil. Des échos, des associations, des correspondances dans les textures ou la composition vous happent dans leurs mailles : est-ce une barque échouée, de la vieille écume, une vague vallée ? De l’eau, du bois, du goudron ? Du ciel, du soleil, de la mer ? De l’art, un cochon ? Et ces quatre fers en l’air ou ce pelage fugitif, ça cause, ça bêle, ça brait ? La réponse importe finalement moins que la question, tout comme importe peu, pour Lavandy, le sens de la photo : non seulement le sens dans lequel elle a été prise (gauche, droite, haut, bas, tiens, si on inverse, c’est pas mal non plus), mais aussi le sens dans lequel elle sera comprise et interprétée. Ce qui prime avant tout ce sont les formes et la façon ludique dont les petits rectangles découpés dans le paysage décomposent et recomposent une matière nouvelle, mouvante, imprévue; la façon dont dans le désordre, forcément dans le désordre, une poussière sur l’objectif est aussi une tache sur le pare-brise — rempart et distance, encore — et aussi un oiseau, loin dans l’azur. Car la couleur existe, notamment le bleu, quelques images éparses viennent nous le rappeler avec un clin d’œil,ponctuant le noir et blanc comme on restitue calmement au geste de faire table rase la possibilité de toujours recompliquer un peu les choses, parce que souvent cela vaut mieux, finalement… Le paysage s’invente et s’assemble plus qu’il ne se dévoile, se contemple ou se déchiffre (les nuées sombres n’en indiquent pas moins des averses probables pour la nuit, méfiance tout de même) et Lavandy y puise la part d’insolite, la part composite voire la part métaphorique où affûter sa vision et user ses godillots. Et quand les jambes se rivent au sol, la marche du regard continue…
Homme de plume devenu homme des brumes, Lavandy est un malin. On est saisi par ce que sa vision peut avoir de profondément et essentiellement photographique, et de narratif, de poétique tout à la fois ; on en revient au questionnement, on renoue le dialogue, cette fois à travers l’épaisseur de l’image elle-même : le photographe interroge, d’un seul coup d’un seul puisqu’il est photographe, le paysage, ses formes propres et figurées, la photographie même et notre propre regard sur l’image ; finalement, il interroge un constat, il raconte un état de fait, il énonce une vision -paradoxes encore, de ceux dont la tête inquiétante émerge parfois, paraît-il, le soir au fond des lochs ou au sommet des geysers, aux confins mystérieux de la photographie et de la littérature, où le regard de l’homme n’a jamais mis le pied. Et l’on voit parfois poindre, discret, un côté bande dessinée dans la façon dont Lavandy envisage ses petits rectangles…
Au bout du compte, désorienté à force de se demander si on n’a pas finalement affaire à un timide mais exténuant rébus et non à des photos, on finit toujours, comme au détour d’un sentier du grand nord, par tomber en arrêt ou en extase, et à entrer dans le décor comme on tomberait dans le panneau. Car le jeu n’a pas, que du contraire, évacué de la promenade tout le charme et l’ivresse, pas même l’oxygène. Les yeux et les poumons écarquillés, on découvre ces images en plan largue, qui respirent, bruissent d’une façon à peine perceptible, ample, silencieuse, intimidante ou complice. Et pas dupe mais tout de même séduit, on se surprend à se dire que, vraiment, c’est rudement beau l’Écosse, que les paysages de Philippe Lavandy sont vraiment fascinants, et que la prochaine fois on partirait bien avec lui.
(Publié avec l’aimable autorisation des éditions Yellow Now)