. Mais une étape a été franchie au tournant du siècle : le marché et l’argent pourraient bien désormais mener le jeu, ici comme dans l’ensemble des pratiques mondialisées. Et l’art, déjà intégré dans l’industrie culturelle, évoluer dans l’antichambre du divertissement.
En d’autres termes, l’argent n’est plus seulement un moyen de l’art, mais une condition majeure de l’existence des œuvres : un matériau de l’art.
On peut se persuader que les œuvres d’art ne sont pas des marchandises comme les autres. Ce qui est vrai. A la différence des marchandises ordinaires, elles ne sont pas interchangeables, mais au contraire dotées d’un degré certain de singularité. En outre, elles ne se consument pas sous l’action d’une consommation ni ne s’épuisent dans un usage: elles se perpétuent dans le temps et excèdent les usages et intérêts symboliques, sensibles ou intellectuels.
Pourtant, ces singularités, les artistes n’ont cessé de les interroger plastiquement au cours du siècle dernier. Parfois avec la force brute des sérigraphies sur toile d’Andy Warhol reproduisant des dollars seuls ou en séries (1962). Comme pour affirmer la platitude et la superficialité matérielle et symbolique des œuvres, pour les priver d’affect en les rapportant au plus trivial statut de la marchandise universelle: l’argent. Une façon de replier la supposée universalité sublime des œuvres sur la bien réelle universalité marchande de l’argent…
Mais en transformant l’atelier de l’artiste en «factory», en s’identifiant lui-même à une «machine», et en déplaçant l’artisanat de «l’art avec un grand A» du côté de l’«entreprise d’art», la radicalité d’Andy Warhol était encore industrielle: orientée vers la fabrication de tableaux, de marchandises physiquement palpables, échangeables, exposables — matérielles.
Les tableaux-sérigraphies d’Andy Warhol qui sont reproductibles (mécaniquement) et matériels comme des billets, circulent comme des billets. Quant aux personnages qu’ils figurent en séries (les Marilyn, les Elvis, etc.), ils les réduisent à l’état de purs signes fiduciaires. Les tableaux, les stars, les faits divers, etc., et les billets de banques sont ainsi confondus dans l’indistinction et l’équivalence généralisées du marché et de l’économie monétaire.
Par ses œuvres ostensiblement mécaniques et répétitives, Warhol a «dépicturalisé» l’art cher à l’Action painting en le faisant passer de l’artisanat (œuvres manuelles, uniques, expressives) à l’industrie.
Mais son esthétique industrielle, inscrite de plain pied dans la société de la consommation et du spectacle, a vite été débordée, dès avant les premiers essoufflements de l’économie industrielle au début des années 1970, par une esthétique de la dématérialisation.
L’art conceptuel, l’art d’attitude, les performances, les œuvres éphémères ou immatérielles, œuvres-événements plutôt qu’œuvres-choses, ont en effet inscrit dans l’art un au-delà de la matérialité industrielle sous les formes que la marchandise allait bientôt prendre avec l’avènement d’une économie immatérielle de flux.
En dépit des intentions des artistes souvent critiques vis-à -vis du marché, la dématérialisation des œuvres a de fait été une première version de la financiarisation de l’art, sa soumission croissante aux valeurs, aux mécanismes, aux formes, aux territoires de l’argent.
A l’époque de la mondialisation de l’économie, ce n’est plus la «factory» qui oriente la production artistique, mais la banque. L’argent est devenu omniprésent dans les œuvres, mais rarement de façon évidente et visible comme le fait malheureusement trop accroire l’exposition du Plateau.
Reproduire des cartes bancaires en grand format à l’aide de nouilles à la façon du trio General Idea est naïf et inopérant si l’intention est de dénoncer l’emprise de l’argent dans l’art. Rares sont en effet les œuvres comme Le Baiser de l’artiste d’Orlan (placé en ouverture de l’exposition) qui combine avec éloquence la mise en scène explicite d’un commerce corporel (un baiser payant!) avec une force signifiante combinant l’argent, l’artiste, le spectateur, la religion, le sexe, etc.
L’argent opère moins sur la thématique des œuvres que sur les mécanismes de construction de leur valeur esthétique et marchande qui, selon Raymonde Moulin, a lieu «là où le champ artistique s’articule avec le marché» — le champ artistique étant «le lieu de la production, de l’évaluation esthétique et de la reconnaissance sociale», tandis que «le marché est la scène des transactions commerciales et de l’établissement des prix».
Il n’est toutefois pas certain que ces distinctions soient aujourd’hui encore aussi nettes. Alors que ces deux champs sont longtemps restés disjoints, la mondialisation généralisée de l’économie et des échanges tend à produire une (con)fusion croissante entre l’art et le marché. L’essor exorbitant du marché l’a fait déborder de son territoire, dépasser ses limites traditionnelles et recouvrir largement celui de l’art. Au point que, sur la scène internationale de l’art, le mythe de l’esthétique pure s’est effondré. L’esthétique est devenue monétaire, sinon spéculative: tributaire du marché.
Cela ne signifie évidemment pas que les artistes doivent figurer trivialement l’argent — le crédit, les lieux emblématiques du marché ou le monde des affaires —, mais que l’argent est devenu l’une des principales conditions d’existence, de visibilité de circulation, et… de valorisation des œuvres.
Ce qui est vrai depuis longtemps pour le cinéma, le devient de plus en plus pour l’art contemporain. Pour exister sur la scène mondiale de l’art, les œuvres ont besoin de moyens technologiques, logistiques et promotionnels de plus en plus importants, et doivent donc être produites : attirer des fonds et des moyens de production.
L’argent est ainsi devenu l’un des matériaux majeurs de l’art contemporain.
Aussi, les moyens de production doivent-ils être à la mesure des territoires nouveaux des œuvres (les grands musées, les grandes collections, les grandes galeries de la planète), au tempo des nouveaux lieux de transactions (les foires, biennales et salles de ventes internationales), et adaptés aux mécanismes plus financiers et concurrentiels qu’artistiques du marché mondial.
Comme pour l’industrie du divertissement, les moyens financiers, logistiques et promotionnels se rassemblent sur des artistes célèbres plus que sur des œuvres proprement dites — la récente édition de Monumenta est à cet égard emblématique. La pureté toute moderniste de l’œuvre de Richard Serra est un pur produit du marché international de l’art, de la convergence de capitaux privés, industriels et publics. C’est dans les interstices de ces capitaux qu’intervient la création artistique. L’œuvre est littéralement le produit de ces matériaux autant physiques (le fer) que financiers et promotionnels.
Il reste que l’art n’est pas uniformément emporté dans la tourmente du marché mondial. Seuls s’y inscrivent les acteurs (galeries, musées, collectionneurs et artistes) qui disposent de la puissance économique nécessaire, qui ont accepté les enjeux, notamment esthétiques, de l’art mondialisé, qui, en un mot, assument le risque d’être poussés par la force du marché à la lisière du divertissement.
Face à l’hégémonie du marché, aux dérives esthétiques de sa puissance financière, se constitue une économie de l’art qui tente de trouver d’autres voies: d’autres lieux, d’autres ressources financières, d’autres modes de reconnaissance, d’autres réseaux, d’autres matières et manières pour les œuvres, et d’autres rapports à elles. D’autres esthétiques pour d’autres visions du monde.
André Rouillé.
Lire
— Andy Warhol, Entretiens, 1962-1987, Bernard Grasset, Paris, 2005.
— Katy Siegel, Paul Mattick, Argent, Thames & Hudson, Paris, 2004 (la citation de Raymonde Moulin est à la page 186).
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