De l’exposition au titre quelque peu mélancolique «L’Après-midi», on retient moins un traitement thématique que des travaux qui se sont mutuellement accompagnés dans leur processus de création et de maturation. Sans doute l’enjeu consiste-t-il à percevoir dans la diversité des œuvres une forme de cohérence d’ensemble, moins sur le plan formel que sur le mode de fonctionnement. Et peut-être même à l’insu de leurs auteurs.
Une Volvo usagée, un tentaculaire jeu de cordes enlacé et posé au sol, des plaques de tôles aux teintes industrielles disposées à même les murs comme des hublots, puis un bloc de pierre, l’ensemble présenté dans un minimalisme scénographique, rappelant qu’il est parfois difficile de dissocier les œuvres de leur espace d’exposition. Chaque élément renvoie à son utilisation passée. Ce véhicule daté des années 80 évoque une vie antérieure, une histoire individuelle qui s’écrit à l’aune d’une histoire collective, à l’imaginaires d’une époque.
L’exposition déploie cette axiomatique de la répétition comme l’explicite le travail de Lidwine Prolonge. A partir d’archives de toutes sortes – coupures de presse, documents dactylographiés, photos et objets d’époque – elle envisage l’événement dans son rapport au récit, à la fiction. Partant d’un fait divers – le décès accidentel de Françoise Dorléac un 26 juin aux alentours de Nice –, Lidwine Prolonge s’empare de l’événement quelques années plus tard en prenant un billet d’avion Nice-Paris, un 26 juin précisément. Plus loin, elle met en situation Isaac Asimov, auteur de science-fiction, qui a émis en 1964 des prédictions sur l’année 2014. Un jeu de correspondance se met en place entre le long flot des faits passés et la promptitude du présent. Rejouer ces instants tout en réactualisant des archives permet de contrecarrer une linéarité historique comme de s’approprier l’immédiateté de ce qui arrive.
Si donc l’événement est dual par nature, il est aussi gouverné par une sorte d’impossibilité métaphysique, puisque deux moments, deux identités indépendantes, ne peuvent coexister, ainsi que le montre Jean-Charles de Quillacq. En envisageant le rapport à la famille à travers ses codes et ses représentations, ses imaginaires et ses interdits, il touche un ineffable à la fois évident et imparable: celui qui est ne peut être un autre. Dans ses sculptures arborant pour la plupart une sémantique sexuelle – à travers des verticalités érectiles ou des objets longilignes donc phalliques – on constate un souci permanent pour la torsion, la courbure ou le revirement, comme pour signifier des éléments qui visent à contredire leur propre nature.
Avec My Sister Like I Am, photographie de la sœur de Jean-Charles de Quillacq dont le sens d’orientation est déplacé à quatre-vingt-dix degrés – ce qui déjoue la gravité la plus élémentaire aussi bien qu’une perception traditionnelle – le double est figuré pour son irréductible impossibilité. En effet, l’être qui désigne le frère ou la sœur est sans doute la personne la plus ressemblante du point de vue de l’histoire individuelle, de la biologie, si ce n’est de la morphologie, et pourtant une frontière insurmontable semble se dresser, rappelant à l’existence potentielle qui aurait pu être celle de Jean-Charles. Cette dissociation entre le donné qui jamais ne se réfute et les possibles fantasmés est agrémentée par des objets-acteurs qui chacun envisage une réalité proche mais alternative, à l’image de ces chaises à trois pieds ou d’un vocabulaire plastique lié à une verticalité dont il s’agit de dévier.
Ibai Hernandorena associe des notions de perception et de représentation altérées par des discours historiques. En agençant les arêtes d’un parallélépipède rectangle ayant pour longueur très exactement 1,83 mètre – c’est-à -dire, selon Le Corbusier, la taille de l’homme idéal – Ibai Hernandorena nous rappelle que les structures et les édifices qui régissent les paysages de notre modernité restent régulés par des conceptions parfois utopiques. Il est alors question de prendre la mesure de ces phénomènes transitoires en opérant à l’échelle de notre perception; ceci passe par la figuration d’une forme de décalage dans ce que nous percevons du monde, à l’exemple de ces photographies prises d’un avion en plein décollage, en mode panoramique, de façon à extraire des images composites mais dilatées de la mer niçoise. Une vitesse physique et matérielle agrémente une autre vitesse qui, elle, reste insondable et diffuse. Ibai Hernandorena procède donc en opérant un pas de côté, c’est-à -dire en essayant d’être à la fois ici et là -bas, car ce n’est qu’alors que l’on parvient à percevoir le monde environnant tout en nous regardant nous-même.
Le travail de Julien Dubuisson, quant à lui, est porté par deux pièces monumentales. La première pièce, Old Room, se présente comme un mur composé de vieilles planches posées à l’horizontale. Une fenêtre laisse entrevoir le rouge écarlate d’un tapis quelque peu pittoresque. D’autres parties de ce qui finalement constitue une sorte de jetée, dévoilent des empreintes.
Le second projet, Pavillon nocturne, montré à l’occasion du 17e prix de la Fondation Ricard, met en avant des pièces moulées en résine; une vidéo indique le dispositif qui consiste à imbriquer les pièces entre elles de façon à constituer une masse compacte quasiment architecturale. Si l’on retient la nécessité pour ces deux travaux d’enclencher chez le spectateur une déambulation capable de contenir les œuvres sous une multiplicité de facettes, il faut percevoir chez Julien Dubuisson le souci de l’agencement des formes en ce qu’il signifie le passage d’une réalité à une autre. Le procédé du moulage en soi suppose déjà l’idée de duplication, mais ici il bifurque vers une conception singulière de la transformation. Autrement dit, la répétition n’est pas un processus à l’origine d’un autre identique, il enclenche au contraire un autre qui paradoxalement s’avère différent.
Ainsi, l’exposition vise à faire prendre conscience d’une réalité duale en s’affranchissant des interprétations linéaires et littérales. Chacun des quatre artistes développe à sa façon cette axiomatique de la récupération, de la réitération voire du dédoublement. La répétition est donc constamment polarisée par son rapport au changement et au nouveau qui s’enclenche malgré tout. Il y a donc de l’éternel retour dans cet «Après-midi», mais celui-ci ne désigne nullement le retour du même, il signale davantage le retour de la différence, de ce qui reste nouveau mais irréductible à ce qui a précédé.