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Lanterna magika. Nouvelles technologies dans l’art tchèque du XXe siècle

Les rapports entre arts et sciences dans les avant-gardes tchèques. Un panorama représentatif des créateurs — des pionniers aux artistes multimédia actuels — à la pointe de la technologie du XXe siècle. Historique et artistes font l’objet d’essais illustrés bien documentés.

— Auteurs : Ken Ausebel, Michael Bielicky, Vitek Capek, Jan Grossmann, Vit Havránek, Ségolène Le Men, Frank J. Malina, Camille Morineau, Zdenek Pesánek, Frank Popper, Marta Smoliková, Milos Vojtechovsky, Jirí Zemánek.
— Éditeur(s) : Éditions Kant / Espace Electra, Paris
— Diffuseur-distributeur : Paris-Musées, Paris
— Année : 2002
— Format : 20,50 x 22 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Page(s) : 264
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 80-86217-36-1
— Prix : 34 €

Au rythme des médias technologiques
par Vit Havránek (traduit du tchèque par Catherine Servant)

« Lanterna magika », exposition d’artistes tchèques dont la création intègre des moyens que nous pourrions qualifier de technologiques, porte un certain regard sur le passé tout en présentant des artistes de notre temps — une « Plateforme », disions-nous en préparant cette manifestation. Malgré un souci historique indéniable, il ne s’agit pas d’une rétrospective fondée sur une grille de lecture chronologique ou sur la description linéaire d’une tendance de l’art tchèque, mais d’un choix d’œuvres motivé tant par les convictions des deux commissaires que par les travaux les plus récents menés en ce domaine [L’étude de l’art technologique tchèque doit beaucoup à l’exposition « Orbis Fictus » (Les nouveaux médias dans l’art contemporain), organisée en 1995 par le Soros Center for Contemporary Art in Prague, et au catalogue auquel elle a donné lieu, paru sous la direction des commissaires Ludvík Hlavácek et Marta Smolíková]. Ainsi avons-nous retenu des personnalités de portée internationale, dont les œuvres nous semblaient revêtir la plus grande signification pour notre époque. Par « art technologique », nous n’entendons pas seulement des artistes dont la création a recours aux technologies; à nos yeux, ce label désigne avant tout des artistes qui examinent les spécificités, programmes et possibilités des technologies, qui mènent une réflexion sur elles et se confrontent à elles : des innovateurs à l’origine de procédés que n’auraient jamais envisagés les équipes techniques qui ont élaboré les machines et leurs programmes.

Dès le départ, nous connaissions les limites d’une exposition consacrée à des artistes tchèques isolés un peu artificiellement de la création internationale — en regard de laquelle l’appartenance géographique a somme toute peu d’importance. Ainsi nous sommes-nous gardés de fixer et de définir théoriquement une « spécificité » d’ordre géographique que nous aurions tenté d’illustrer par l’exemple. Aussi bien, cela n’aurait pas été possible, certains artistes tchèques et moraves ayant vécu et créé pendant la majeure partie de leur vie en dehors de leur pays d’origine (Frank J. Malina, Woody Vasulka, Michael Bielicky). Nous avons également évité d’organiser cette exposition autour d’un thème exclusif en forme de réponse à quelque courant actuel de l’art technologique : de fait, le domaine tchèque n’offre pas une amplitude telle que l’on puisse traiter exhaustivement, à son aune, un problème posé par l’art technologique.

Or, il faut bien reconnaître que ce champ de la création tchèque se fonde sur une vraie tradition, tant historique et culturelle que scientifique et technologique. Nous nous sommes donc efforcés de faire découvrir la richesse des linéaments de la culture technologique tchèque en pratiquant des sondes bien précises. Toutes les personnalités rassemblées ici ont touché des points névralgiques et réagi activement à des incitations très spécifiques du contexte international — ce qui leur confère une envergure certaine. Mais leur attachement à la tradition locale, assimilée et actualisée dans leur pensée, explique aussi toute leur profondeur. Certes, hormis un intérêt partagé pour l’univers technologique, les liens unissant ces artistes s’avèrent parfois ténus. En sélectionnant les œuvres et en constituant le catalogue, nous avons tout de même tenté de tracer entre eux certains parallèles et de mettre en valeur à la fois leur inscription dans le contexte international et leur autonomie irréductible.

L’exposition « Lanterna magika » ne procède donc pas d’une spéculation théorique qu’elle entendrait corroborer ou problématiser par le biais des œuvres. Et pourtant, en abordant les travaux concrets et en nous employant à les comprendre, une plus ample réflexion s’est imposée à nous.

Se consacrer à l’art technologique aujourd’hui signifie répondre à une demande sociale en essayant d’offrir au phénomène un cadre théorique. Pourquoi est-ce le cas ici plus que dans d’autres domaines de l’art ? Du fait de l’utilisation extrêmement répandue des ordinateurs, compte tenu de la « Commodity Camaraderie » [Voir Lunenfeld Peter, Snap to Grid : A User’s Guide to Digital Arts, Media and Culture, Cambridge, MIT Press, 2000] et de l’accessibilité toujours accrue des technologies. Les professionnels de l’informatique ne sont pas les seuls concernés. La plupart du temps, l’usage de l’ordinateur n’a rien d’une fin en soi, bien au contraire : ses utilisateurs sont même souvent des personnes créatives exerçant toutes sortes d’activités professionnelles « sans rapport » avec les technologies. D’où l’aspiration aux « nouveaux médias » et à l’art auquel ils donnent lieu, sanctionné par un succès hors du commun et par de multiples livres et essais, depuis les analyses les plus généralistes jusqu’aux problématiques les plus pointues — au point qu’un individu ne peut pratiquement plus maîtriser l’ensemble de ces données aujourd’hui.

Ensuite, le concept d’« art des nouveaux médias » — que je préfère du reste éviter — fait revivre deux idées populaires : l’art comme avant-garde, domaine avant-coureur des aspirations humaines, et les nouvelles technologies comme instrument magique.

À la faveur d’un article sur les principes de Laterna magika (dans le présent catalogue), j’en viens à conclure que par le recours à la synchronisation et au montage scénographique, cette forme de spectacle a actualisé avant l’heure l’idée de la réalité virtuelle, ainsi que nous la nommons de nos jours. Dans son ouvrage Dans l’univers des images techniques, Vilém Flusser se demande ce qui fait la différence fondamentale entre une machine à écrire et un traitement de texte [Flusser Vilém, Do univerza technickych obrazu (Dans l’univers des images techniques), Prague, OSVU, 2001]. D’après lui, celui qui écrit sur une machine mécanique se trouve au cœur de la situation parce qu’il comprend son fonctionnement et assiste au passage de la frappe sur le clavier à la lettre formée sur le papier. En revanche, celui qui se sert d’un traitement de texte est un opérateur dont les possibilités de sonder l’intérieur de la « boîte noire » restent limitées.

Si l’histoire de l’art technologique paraît si recherchée aujourd’hui, c’est parce qu’elle peut nous ouvrir un espace dans lequel, à partir de phénomènes concrets, se vérifient les axiomes et les thèses futuristes qu’aime à ourdir la théorie contemporaine des médias. Ce retour vers le passé nous permet d’envisager différemment certaines interrogations de fond : Que sont les médias technologiques ? Comment naissent-ils ? Comment s’explique leur apparition ? La question de la genèse des médias, à laquelle nous nous sommes heurtés face aux cas concrets de Laterna magika et du Kinoautomat, conduit à un constat intéressant : les médias sont abordés progressivement et empiriquement, ils résultent de nombre d’impasses et de méprises; nous dirions presque qu’ils germent sous les doigts de leurs créateurs. L’émergence des médias n’emprunte pas la voie toute tracée des découvertes simples. Elle est faite d’accumulations graduelles, de synthèses, de transformations, d’hybridations. L’histoire des médias technologiques est parfois celle des erreurs technologiques…

La rencontre de la photographie — procédé chimique, humide — et de l’ordinateur témoigne de ces possibilités d’hybridation. Lorsque nous réfléchissons aux médias, nous les considérons fréquemment comme une chose préexistante que le scientifique s’est contenté de découvrir dans sa pureté et son intégrité — c’est là une fiction erronée, liée au mythe de la machine parfaite, « Iisse » et « sans couture » évoquée par Roland Barthes dans Mythologies [Voir « La nouvelle Citroën », p. 151, in Mythologies, Paris, Seuil, 1970 (1ère éd. 1957)]. Malgré l’assemblage fragmentaire qui a présidé à cette exposition, une logique profonde, structurelle, traverse à divers niveaux la majeure partie des œuvres qui la composent. Celle structure relève de la quatrième dimension : il s’agit du rythme.

Dans le sous-titre de son Kinetismus, ouvrage de synthèse sur les domaines d’application des nouvelles technologies, Zdenek Pesánek plaçait sur le même plan « la cinétique dans l’art » et « la musique des couleurs » [Voir Pesánek Zdenek, Kinetismus (Kinetika ve vytvarnictví — barevná hudba) (Le Cinétisme (La cinétique dans l’art — La musique des couleurs), Prague, Ceská grafická unie, 1941]. Après avoir expérimenté les spectacles lumino-cinétiques, les sculptures lumineuses, la musique des couleurs, l’utilisation du néon dans les panneaux publicitaires, les feux d’artifice…, Zdenek Pesánek avait compris que la musique — autrement dit la progression dans le temps de l’installation lumineuse, son scénario, correspondant à la ligne rythmique d’une représentation musicale — était le mode d’expression décisif de l’art cinétique. Toutes les technologies avec lesquelles il travaillait revêtaient une dimension temporelle — et toutes ses réalisations rejoignaient, par le biais des partitions rythmiques, la quatrième dimension.

Alfréd Radok, cofondateur de Laterna magika, expliquait à son tour dans « La naissance de Laterna magika et les principes de son installation » que l’articulation du ballet et du film n’avait pu avoir lieu que sur la base d’une trame rythmique fixant, seconde par seconde, le déroulement de la représentation — au reste, l’un de ses premiers spectacles avait pour titre Les Rythmes — « La loi du rythme, comparable à une partition musicale, est dans Laterna magika l’alfa et l’oméga de tous les procédés de mise en scène. Elle régit tout ensemble le contenu et le rythme, le temps et l’espace. Elle confirme ou infirme le talent du créateur du spectacle. Elle représente l’ordonnancement systématique de toutes les transformations mesurables des différents éléments présents dans l’espace scénico-dramatique. Dans notre cas, sur la scène et les écrans. » [Radok Alfréd, « Zrod Laterny Magiky a její instalacni principy », (« La naissance de Laterna magika et les principes de son installation »), in Laterna Magika, recueil d’études, Prague, Filmovy ústav, 1968, p.12]

Quant à Zdenek Sykora, il nomme les modèles numériques de ses tableaux programmés des « partitions ». D’un point de vue formel, ses peintures des années 1960 présentent le caractère de partitions rythmées, si nous retenons d’elles une lecture de sérialité qui invite directement à l’interprétation musicale.

Dans son installation Crossroads, Floex a travaillé à partir du hasard — certes, un hasard limité par des règles qu’il a lui-même fixées à l’avance. Il a fait d’un carrefour précis, longuement observé pour y suivre le rythme et la quantité des voitures passant dans chaque direction, une source de données aléatoires génératrice de compositions musicales. Ainsi qu’il l’explique lui-même, c’est d’après le rythme des automobiles qu’il a choisi les sons et enregistré les « samples » de sa base de données sonores, établie de manière que les compositions aléatoires ne produisent pas des disharmonies indésirables.

Or, le rythme va bien au-delà d’une trame de l’art technologique. Il est un pont entre la physis et l’intellect, entre le corporel (la danse), le rythme propre du corps (battements de cœur, inspiration et expiration, activité et sommeil) et la « sérialité » intellectuelle, laquelle pose une connexion entre les éléments, sérialité inspirée d’une définition de la discontinuité récente donnée par le minimalisme : une chose après l’autre. Point de contact réel entre bien des discours en décomposition, le rythme des technologies fait aussi toute la valeur de l’art technologique en le soustrayant à une isolation quelque peu solipsiste.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Paris-Musées)

L’auteur
Vit Havránek est commissaire de l’exposition « Lanterna magika » pour la République tchèque.

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