Depuis une décennie, les Blanche-Neige de Catherine Baÿ sillonnent le monde avec leurs actions coup-de-poing, pénètrent par effraction dans les espaces publics et font l’objet de nombreuses campagnes d’affichage sauvage. De Cuba à New-York, en passant par Lausanne, Moscou ou Paris, plus de trois cents interprètes ont donné vie et corps au projet de la chorégraphe et metteuse en scène, ralliant à leur combat — la déconstruction par l’absurde des stéréotypes — une foule d’intervenants artistiques et intellectuels. Théâtre délirant et cru, cet univers ciselé, faussement édulcoré, mêle le ton de la farce à l’intention critique, tournant en dérision le tragique conformisme de la société de consommation et le risque d’une culture globale aseptisée.
En 2010, Catherine Baÿ investissait déjà le Forum du Centre Pompidou avec Le Banquet, performance d’une semaine durant laquelle Blanche-Neige et ses convives célébraient l’épuisement de la forme, de la représentation et des conventions de toutes sortes. Cinq ans plus tard, Catherine Baÿ n’a rien perdu de ses ambitions scénographiques, de son humour grinçant et de son goût pour la dissonance.
Pour cette célébration en grandes pompes, elle transforme la scène en plateau télé grandeur nature, écrans, coulisses et techniques apparents. Le public pénètre in medias res le dispositif scénique par lequel il se transforme, à son insu, en téléspectateur. L’action est mollement entamée: l’équipe technique s’affaire, le cameraman opère les derniers réglages, la styliste s’occupe de la garde-robe, le présentateur révise ses fiches, la première invitée se fait maquiller. Bien que plus proche du câble que des chaînes hertziennes, ce décor immersif et dépaysant renforce le brouillage des frontières entre vérité et fiction, documents d’archive et artifices.
L’émission, un programme journalistique qui tourne à l’infotainment, est consacrée au phénomène des Blanche-Neige et à leurs mystérieuses apparitions, elles qui peuvent débarquer en hélicoptère, armes au point, sur la place d’un marché ou manifester contre la consommation dans un centre commercial tokyoïte. Le choix du format de l’enquête d’investigation (envoyés spéciaux, experts et témoins à l’appui) donne toute la mesure d’un phénomène viral, mondialisé, qui interroge autant qu’il inquiète.
Catherine Baÿ subvertit le personnage de conte pour déjouer les attentes du public. Ni réellement menaçantes, ni franchement engageantes, ses Blanche-Neige boivent de la bière et fument en silence, quadrillent des paysages armes au poing ou occupent avec autorité un chantier. La gratuité de leurs actes autorise sur le plateau les théories les plus fumeuses: ancienne tribu ou nouvelle espèce? Effet du réchauffement climatique ou hypothèse extra-terrestre? Cette spéculation infinie renforce leur universalité, leur capacité à incarner tous les fantasmes, à être les objets de toutes les projections.
Omniprésente et transculturelle, Blanche-Neige est pourtant physiquement absente de son propre Anniversaire. Elle n’apparaît en effet que sur écrans, par le biais des captations vidéo des différentes performances réalisées ces dix dernières années. Une manière de mettre en lumière bien sûr le travail des équipes (techniciens, photographes, costumiers etc.) et celui des intervenants extérieurs, rappelant le projet à sa dimension collective, nourri des rencontres et des propositions de chacun. Le spectacle est d’ailleurs assuré par ces individus parasites — observateurs, alter-ego, complices ou concurrents de Blanche-Neige — dont les interventions alimentent la trame, à l’instar d’une politicienne du Parti des Vrais Gens, d’un coach sportif, d’un chasseur, d’une ado rebelle, d’un chasseur, de militaires, jusqu’au propre père de Blanche-Neige.
Cette galerie de personnages excentriques, défilant à un rythme soutenu, dissipe complètement l’attention en déplaçant sans cesse le centre de gravité de la pièce jusqu’à en faire éclater l’unité dramaturgique. Sollicité de toutes parts, le regard du spectateur divague et lâche souvent prise, et jubile dans cette perte de repères.
A un second niveau de lecture, cette absence permet également d’insister sur le fait qu’une surinterprétation d’un mythe contribue également à sa dissolution. Les allusions aux éventuelles revendications du petit-fils de Walt-Disney ou à Lady Gaga, passée maîtresse dans l’art de la récupération, font signe vers cette logique de l’appropriation, poussée à l’extrême, qui fait d’elle un personnage à la fois un et multiple.
Ce paradoxe est d’ailleurs tout l’objet du débat entre Léa Zitrone, journaliste, et la psychanalyste de Blanche-Neige, toutes deux sollicitées comme expertes. Passant de l’accord spécieux à la dispute, ce duo comique sur lequel repose la trame narrative (ou ce qu’il en reste…), caricature parfaitement maîtrisée et interprétée, fait dialoguer les points de vue: icône médiatique, vendant trois millions de livres par an de son histoire, Blanche-Neige n’en serait pas moins une femme à part entière, avec une identité propre.
L’Anniversaire condense enfin toutes les intentions dramaturgiques que Catherine Baÿ expérimente assidûment dans son travail. La teneur performative de la pièce est renforcée par l’introduction d’éléments de contingence, de logiques accidentelles venant constamment perturber le bon déroulement des événements. Ainsi, maladresses, faux départs, décalages, pannes ponctuent l’émission, quand les personnages sont obligés de marquer un temps de pause à chaque fois qu’ils entendent une clochette tinter. Le journaliste et modérateur n’arrive d’ailleurs pas à contenir les débordements, se révélant de plus en plus dépassé par la situation. Comme souvent dans les performances de Catherine Baÿ, le final de la pièce s’achemine vers l’épuisement et la régression, signant un retour à l’animal, au végétal et au primitif, l’émission devenant la scène d’une partie de badminton puis de chasse ou d’une partie SM.
Pour qui connaît le projet, la pièce se révèle un bel hommage anthologique, ancré dans un dispositif d’exception, quand ceux qui le découvrent feront d’emblée l’expérience de l’épaisseur de ce projet, faussement naïf. Loin de réveiller une candeur d’enfant, Blanche-neige nous met face aux travers d’une société qui perd le sens de la représentation, le spectateur trouvant alors dans cette douce folie les moyens de son joyeux exutoire.
Catherine Baÿ, L’Anniversaire, 2015. Danse, théâtre, performance, 1h