Franz Ackermann, Julien Berthier, Vija Celmins, Blaise Drummond, Cyprien Gaillard, Vidya Gastaldon, Robert Longo, Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, Nick Oberthaler, Raymond Pettibon, Guillaume Pinard, Évariste Richer, Didier Rittener, Ugo Rondinone, Kristina Solomoukha, Sarah Sze, Catharina van Eetvelde et Daniel Zeller
Landscope
La Galerie Thaddaeus Ropac a le plaisir d’annoncer une exposition de groupe conçue par Matthieu Poirier, rassemblant les travaux de dix-neuf artistes de huit nationalités différentes autour de la notion de paysage.
L’exposition et le livre Landscope entendent revisiter ces lieux notoirement communs de l’histoire de l’art que sont les questions corrélées du paysage et du dessin. L’exposition rassemble ainsi, sur les deux volets successifs de l’exposition (Paris puis Salzbourg), plus d’une centaine de travaux d’artistes pour qui le dessin n’est souvent qu’un médium parmi d’autres, et le paysage, un genre non exclusif. Sous le néologisme « Landscope » – contraction de l’anglais « landscape [paysage] » et de « scope [du grec skopein : observer] » est envisagé le paysage aussi bien comme site que comme vue.
Les paysages réunis, pour la plupart naturels, se refusent à demeurer les lieux traditionnels du récit ou de l’identification narcissique et se font les illustrations, par écho, du rêve de Maeterlinck d’un théâtre sans acteurs en écartant systématiquement toute présence humaine, et contribuent ainsi à l’instauration d’une scénographie de l’absence, d’une paradoxale phénoménologie du vide. Toutefois ces scènes, si elles sont bien désertes, n’en demeurent pas moins des « paysages d’évènements » (P. Virilio), de véritables situations, résultant, le plus souvent, non pas de la dynamique d’une narration mais de la collision dialectique de systèmes et de registres formels, logiques et scopiques.
Choisi ici pour son artificialité patente et son rapport nécessairement dialectique au monde, le dessin apparaît comme l’outil indispensable de la reconsidération de cette notion de paysage, mais aussi de celles, connexes, d’espace perspectif et de représentation. C’est moins le paysage qui est ici observé que, à travers ses caractéristiques archétypales, sa notion même.
Chez Catharina Van Eetvelde par exemple, dans un diptyque comme Incubator (2006), des paysages squelettiques, fruits de l’hybridation de sources comme la cartographie informatique en trois dimensions et l’imagerie chimico-biologique, flottent dans l’apesanteur d’un espace vectoriel héritier du Grand verre. Dans les dessins de Sarah Sze, oeuvres autonomes ou études d’installations, la question du paysage est elle aussi prégnante dans les perspectives vertigineuses d’espaces envahis de microstructures architectoniques mais à l’entropie quasi végétale.
Ce jeu sur la perturbation des repères spatiaux, voire ce refus du référent de la verticale gravitaire qui fonde aussi notre rapport sensoriel au monde, s’exprime tout autant chez Franz Ackermann, notamment dans ses travaux sur papier qualifiés de Mental Maps, qui rassemblent les impressions « psycho-géographiques » accumulées par l’artiste lors de ses déplacements : tous les sites qui en forment l’agrégation perdent leur articulation logique au profit d’un paysage à points de vue multiples, composés uniquement de lignes ou de formes disloquées, comme une résonance vertigineuse de notre régime hyperscopique contemporain. Chez Dan Zeller, outre l’ambiguïté tendue entre vision micro- et macroscopique qu’offre la vue « en piqué » d’Embedded Profile (2006) sur une surface à la nature tout autant continentale que biologique, se pose incidemment, tout comme dans les paysages, cette fois marins, de Vija Celmins, la question de la nécessité de la ligne d’horizon et du point de fuite dans le paysage quand celui-ci doit davantage à Pollock qu’à Poussin.
Chez Didier Rittener, où toute image porte les scories de ses multiples duplications, la figure du Voyageur au dessus de la mer de nuages de Friedrich, pourtant disparue du paysage Sans titre (2006), persiste dans notre mémoire de l’oeuvre. Toujours chez Rittener, la reproduction d’un simili-shaped canvas de Frank Stella perd sa frontalité moderniste, et sa fameuse structure déductive dégénère en un trivial ensemble de cadres imbriqués visant à cerner une reproduction, « libre de droit », de paysage flamand. Dans le corpus des oeuvres réunies pour Landscope, une semblable logique d’appropriation semble régir les immenses paysages à l’encre de chine sur papier d’Ugo Rondinone, qui parfois inversent, selon une modalités spécifiquement photographique, positif et négatif, comme c’est le cas de l’oeuvre intitulée Vierjanuarneunzehnhundertfünfundneunzig (1995). Cette logique est aussi celle des gravures-collages de Cyprien Gaillard, intégrant des immeubles modernistes à des gravures de paysages, dans un jeu constant sur l’imagerie archétypale du paysage – constituée notamment par les artistes allemands et flamands comme Hercules Seghers ou Joachim Patinir, qui au début du XVIIe siècle posèrent le genre, ou plus exactement le sous-genre (avec le portrait et la nature morte), du paysage seul.
Hybridant elle aussi les sources et les registres, la courte série Paysage économique (2001) de Kristina Solomoukha présente des reliefs montagneux dont l’artiste a extrait tout volume et tout réalisme naturel en les dessinant selon un principe structurel et graphique linéaire emprunté à l’analyse financière. Évariste Richer aborde quant à lui la notion de paysage sous un angle encore plus ouvertement conceptuel. Ainsi, dans La ville contemporaine (2007), immense dessin de plan urbanistique réalisé par le biais d’un tracé double – rouge et bleu –, il confronte la clarté rationnelle voulue par l’auteur du dessin initial, Le Corbusier, à sa transposition insaisissable, non seulement dans son ensemble (le dessin est courbé en panoptique), mais également dans ses détails, rendus visuellement instables par ce procédé d’anaglyphe.
Dans ses projets dessinés, visant ou non une réalisation, Julien Berthier dialogue quant à lui directement avec le land art en reprenant à son compte le principe d’artificialisation du paysage naturel, mais sur le mode démystifiant de l’absurde. C’est le cas avec No access road (2005), où l’artiste détourne cet emblème qu’est la Spiral Jetty en posant un inaccessible tronçon routier au beau milieu d’une étendue lacustre.
Dans une section cette fois très différente, on retrouve les dessins et wall drawings de Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, de Vidya Galtaldon ou encore de Guillaume Pinard dont certaines données communes comme des formes à la mutation constante, une ambiance étrange, à la fois inquiétante et drolatique ou encore un onirisme joyeux, viennent doter d’un caractère animiste ces éléments constitutifs du vocabulaire paysager que sont par exemple la forêt, les reliefs montagneux, les étendues marines et lacustres ou encore les phénomènes atmosphériques.
De même, les dessins hyperréalistes, ou plus exactement photoréalistes, réalisés au fusain par Robert Longo concentrent leur paysage en un seul et unique événement, à la fois figé par le carbone et intensément cinématique, comme c’est le cas des vues d’explosions nucléaires, tels que dans Untitled (Ivy Mike) (2003), ou des vues de vagues gigantesques tel que dans Spanish Blood (2003), où le sentiment, grisant, du sublime côtoie chez l’observateur celui, anxiogène, d’une annihilation imminente. Les Waves de Raymond Pettibon participent d’une dramatique analogue, ceci même si elles obéissent à des modalités graphiques radicalement différentes comme par exemple la gestualité du tracé et la polychromie. En rupture avec le fantasme récurrent d’un paysage naturel édénique, ces vagues monstrueuses s’apprêtent à dévorer littéralement toute figure humaine – ici un minuscule surfeur – se risquant à leur contact.
Quant à Blaise Drummond et Nick Oberthaler, ils pensent le paysage comme une scène tantôt flottante, tantôt structurante et abordent le dessin comme une technique mixte en soi, indissociable d’un dialogue avec d’autres supports et techniques comme des photographies découpées, en faisant toutefois preuve d’une économie de moyens remarquable. Si Drummond accorde une importance prépondérante à la réserve du papier blanc vierge de toute ligne de fuite, sur laquelle flottent littéralement un nombre restreint d’éléments comme un rocher, un arbre ou encore une mare, Oberthaler inscrit quant à lui fermement, à l’encre de chine, arbres, rayons lumineux ou astres (Cut Out From the Wilderness ou Sans titre, 2008) dans une perspective atmosphérique schématique, cohabitant avec la grille du papier millimétré qui en est le support.
Les matériaux, outils et supports des paysages de Landscope divergent tout aussi largement et ne sauraient être directement liés à la question de la mimesis ou du réalisme, pas plus qu’à celle – nostalgique – de l’aura ou de l’unicité du dessin comme autographe de l’artiste. Par leur polysémie et leur dialectique, ces espaces diégétiques (en opposition à l’espace réel) constituent avant tout des champs libres, qu’il est loisible d’occuper mentalement. Incidemment, ces oeuvres nous rappellent l’impureté foncière de notre vision : nous ne voyons jamais le monde – et a fortiori l’art – dans sa transparente évidence.
Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par Léa Bismuth sur cette exposition en cliquant sur le lien ci-dessous.
critique
Landscope