Ultime accrochage rue Quincampoix pour la galerie Chantal Crousel qui s’installera début juillet au 10, rue Charlot, l’exposition collective «Land Marks» a des allures de bouquet final. Et pour ce point d’orgue l’accord est non seulement final mais parfait, alliage réussi entre les œuvres des artistes, les choix de la galeriste et le lieu de la galerie. S’il fallait traduire Land Marks, nous emprunterions à une exposition, à un film et à un livre leur titre : Des territoires (Ecole nationale supérieure des beaux-arts, oct.-déc. 2001), Ici et Ailleurs (Jean-Luc Godard, 1970-1975), Le Regard éloigné (Claude Lévi-Strauss, 1983). A ce regard éloigné du photographe et du vidéaste répond en écho le regard distancié du spectateur et ce double jeu de regards est très bien servi par la géographie de la galerie. De la Roumanie à l’Antarctique, de la Thaïlande à la Turquie, de la Grèce à Porto-Rico ou de Madrid au Caire, les territoires sont également ceux de la vidéo et ceux de la photographie. Pour cette dernière, les associations formant suite ou série sont aussi diverses que les tirages et que les formats.
Face à la porte d’entrée, Land Marks désigne tout d’abord huit photographies de Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla : sur le sable, des empreintes de semelles réalisées par les artistes et qui figurent dessins, pictogrammes et messages, dénonciations de l’occupation par l’armée américaine d’une île portoricaine. Ces empreintes photographiques sont moins éphémères que les empreintes dans le sable, menacées par les vagues et par les militaires. Ces traces de pas sont toutes silencieuses, justes (des) images de la résistance aux bruits de bottes.
Sur un mur voisin, quatre photographies de Darren Almond qui accompagna en 2002 la mission scientifique «Antarctica» : une fois cadrée l’infinité, c’est au support d’un papier millimétré qu’il revient de donner la mesure de l’infini. Un peu plus loin, les no man’s lands de Sean Snyder où se côtoient les fantômes de Dallas (la série) et un simulacre de Tour Eiffel privée d’échelle ; un Paris-Texas-Slobozia-Romania de l’après Ceausescu.
Dans la pièce voisine, seize auto-fictions photographiques réalisées entre 1978 et 2000, images de la marginalité madrilène bordées d’une marge blanche. Aux antipodes de celles de Nan Goldin, ces photographies d’Alberto Garcia-Alix ne tiennent qu’à un fil, suspendues chacune par deux petites pinces, l’air d’être tout juste sorties de leurs bains, fixées sitôt révélées, toutes frémissantes dans leurs gris.
En face, dans le travail de Thomas Hirschhorn, mélange (autrement dionysiaque…) de couleur, de collage et de dessin, le tout emballé de plastique transparent, on pourra trouver ce qui souvent ailleurs lui fait défaut : de la concentration.
Presqu’entre deux salles, deux photographies de Jean-Luc Moulène, de la série des «Documents» et qui représentent deux vêtements que l’on ne soupçonne pas au premier coup d’œil d’être des objets votifs thaïlandais. Ces objets de deuil sont devenus supports de communications publicitaires : voitures, football et portables. La profanation touche l’objet et son image, les photographies sont (très) bien mal fichues (il s’agit d’habits…) aussi (bien) mal cadrées que surexposées.
De Jean-Luc Moulène également, tombant du ciel et du plafond, deux scies suspendues chacune par un filin. L’œuvre s’intitule East-West ; on ne scie pas de la même manière chez nous et là-bas, chez eux et ici. Ces deux scies pourraient se mettre à bouger, improbables pendules. Mais, privées de leur fonction : scier, elles deviennent menaçantes, comme deux armes au repos. A portée de main et à notre disposition, on pourrait les saisir, sans savoir qu’en faire. Objets sans objet. Ces deux photographies et ces deux scies sont ainsi chargées de croyances, d’usages et de gestes, elles nous renvoient l’une et l’autre l’image d’une certaine économie, documents sur quatre pratiques culturelles : celle de l’objet photographié et celle de la photographie elle-même, celle de l’objet et celle de sa présentation.
Un étage plus bas, l’installation vidéo de Hassan Khan est la plus démonstrative de toutes les œuvres exposées en ce qu’elle impose de manière dialectique ce qu’elle oppose : l’envers et l’endroit, le noir et blanc et la couleur, les images et les sons, lire et écouter, le plein et le vide, les visages et les lieux, le jour et la nuit, et ainsi de suite. Ce qui nous est proposé ailleurs dans la galerie soit : «Ici et Ailleurs», prend ici la forme suivante : «Ici ou Ailleurs».
Retournons à l’étage, entre les deux scies de Jean-Luc Moulène, face à un écran et à trois vidéos de Yorgos Sapountzis. Yucca, dont l’accéléré réussit à ne pas avoir d’effet burlesque. Pour Gold (Thessaloniki) l’artiste a emprunté à Georges de La Tour une bougie. Progressivement, successivement et simultanément, il anime de son souffle et rythme de sa respiration les apparitions et les disparitions du clair, de l’obscur et d’un visage qui pourrait bien être le sien.
Improvisations rigoureuses, participant autant du Nocturne de Frédéric Chopin que de La Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg ces vidéos de Yorgos Sapountzis (Green Night est la troisième) occupent l’écran comme l’artiste occupe les lieux, en répondant à une même sollicitation : celle de l’inquiétante étrangeté.
Redescendons. Au bas des marches de l’escalier, entre les deux eaux d’un miroir rectangulaire flotte un tapis enroulé, image holographique projetée qui va et vient au gré du spectateur. Pour ne pas le dire simplement, la dématérialisation est au tapis ce que la déterritorialisation serait aux œuvres exposées. Le tapis n’est plus une surface posée sur une surface mais la projection d’un volume dans un espace ; il n’est pas étendu sur le sol mais il apparaît en dessous du niveau de ce sol ; on ne peut marcher dessus, on ne peut que tourner autour, tourner autour du rectangle. L’image dans le tapis est le titre d’une nouvelle de Henry James. Sous-titrons Rainbow : Rug de Moshe Ninio : Le Tapis dans l’image.
Enfin, dans la partie la plus profonde de la galerie, l’espace d’une sorte de cave est le lieu idéal pour accueillir la vidéo de Fikret Atay et ses spectateurs. Fable dont la dimension documentaire est comme annulée par une caméra aussi endiablée que la musique dont on voit l’un des instruments (l’autre est un hautbois) : un tambour sur la peau duquel sont inscrits les chiffres d’une horloge, une horloge sans aiguilles. Par sa fluidité et sa vivacité, par ses fondus enchaînés et sa manière de prendre la lumière crépusculaire sur les collines environnantes, cette caméra est l’actrice principale de ce film dont les acteurs incarnent des quadrupèdes ramenant au bercail de leur troupeau quelque brebis galeuse.
Qu’ils soient habités ou désertés les lieux révèlent autant leur histoire que leur géographie : un lieu ne peut prétendre être (ou avoir été) habité s’il n’entre dans cet être habité un être hanté. Face à l’étrange scène d’exorcisme sur les collines anatoliennes (Any Time Prime Time, de Fikret Atay), face aux pas sur le sable de plages portoricaines (Land Marks (foot prints), de Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla) on se retrouve comme certains bergers désignant et déchiffrant dans le vif de chaque œuvre présentée les traces d’un Et in Arcadia ego.
— Darren Almond,< i>76° Below, 2003. Techniques mixtes. 74 x 72,6cm.
— Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, Land Mark (foot prints), 2001-2004. Digital c-prints. 48,8 x 60,3 cm.
— Anri Sala, 31° – 131°, 2003. Photographie noir et blanc sur papier baryté. 110 x 160 cm (sans le cadre).
— Melik Ohanian, Selected Recording #032. Lambda print. 124 x 200cm.
— Thomas Hirschhorn, North Flash, 2004. Travaux sur papier. 67,2 x 59,5 cm.
— Fikret Atay, Any Time Prime Time, 2004. Vidéo Couleur, son. 6min30”. — Darren Almond, 76° Below, 2003. Techniques mixtes. 74 x 72,6 cm.
— Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla, Land Mark (foot prints), 2001-2004. Digital c-prints. 48,8 x 60,3 cm.
— Anri Sala, 31° – 131°, 2003. Photographie noir et blanc sur papier baryté. 110 x 160 cm (sans le cadre).
— Melik Ohanian, Selected Recording #032. Lambda print. 124 x 200cm.
— Thomas Hirschhorn,North Flash, 2004. Travaux sur papier. 67,2 x 59,5 cm.
— Fikret Atay, Any Time Prime Time, 2004. Vidéo Couleur, son. 6min30”.