André Mérian
Land
Le protocole ayant conduit à la réalisation de « Land » d’André Mérian tient en quelques mots : montrer aux Pays-Bas le moment où la ville devient campagne. Derrière cette apparente simplicité de l’énoncé se cache en fait un projet d’une rare complexité. Sous jacent, pointe évidemment les enjeux liés au document, notion essentielle en photographie contemporaine depuis que l’on sait combien celui-ci est par essence impur, instable…
Évidemment, cette crise de la représentation se trouve précipitée par l’irruption du numérique, technique qui ne fabrique plus de l’image mais bien des visuels toujours manipulables. D’une certaine manière « Land » se veut une réponse à cela, à ce deuil porté par certains, envers la photographie.
Le requiem qu’ils composent se fonde sur le même lamento : la photographie n’offre plus cette rassurante possibilité de témoigner du monde puisque l’image telle qu’elle est véhiculée par les médias, par l’industrie culturelle et par les réseaux du net n’inspire plus aucune confiance.
Toujours en mutation, toujours en recherche de spectaculaire, elle ne serait plus qu’un fantôme du réel. Oser prendre son appareil photographique pour saisir un état de notre quotidien semble relever de la gageure. Or, pour André Mérian, c’est justement dans cette période de doute qu’il convient de redéfinir ce qu’est une image, ce qu’elle véhicule, ce qu’elle dit de nous et de notre univers.
Ce pari peut paraître d’autant plus risqué que l’objectivité possède en photographie une longue tradition. (…) Pour lui, le territoire européen est essentiellement urbain, marqué par les signes d’une ville qui ne sait comment se définir entre l’épaisseur de son histoire et les impératifs de son développement.
Son intérêt pour ces mutations n’est pas récent. Il y a quelques années, il avait éprouvé le besoin d’inventorier les marges territoriales de son pays, le sud de la France. La logique l’avait ensuite conduit en 2002 à une lente traversée des espaces américains et européens, lui permettant ainsi de repérer la façon dont les signes commerciaux structuraient et gouvernaient désormais l’idéal démocratique de l’Occident.
La démonstration, publiée dans « Statement », ne souffrait alors d’aucune possibilité de contradiction. « Land » est à la fois la poursuite de cette enquête mais aussi son aboutissement. Au premier regard, ces images paraissent posséder nombre de traits de l’objectivité requis pour toute photographie documentaire. Les vues sont frontales, effectuées à hauteur d’homme.
Et si certaines paraissent surplomber le territoire, c’est plus le résultat des accidents du terrain mis à profit par l’opérateur que d’une stricte volonté de composition. Rien n’est artificiel, construit à l’avance, arrangé. Le photographe enregistre ce qu’il voit, ce qu’il rencontre lors de sa déambulation. Toutes anecdotes, tout spectaculaire sont exclus.
Lorsqu’il apparaît, l’homme n’est qu’une simple composante qui, en tant que figure, livre l’échelle des espaces. Surtout, il ne paraît pas peupler ces paysages comme s’il n’était que de passage, comme si ces architectures et ces paysages étaient de simples décors théatraux permettant quelques activités.
Rien n’atteste de son inscription dans ces territoires. L’horizon l’écrase, les structures architecturales aussi. Aucune communauté n’habite ici et les photographies attestent juste d’un rassemblement aléatoire d’humains. Le sujet de ces images serait donc la normalisation de l’aménagement urbain, cette normalisation qui impose des cadres de vie et édicte des règles de copropriété. Pas si simple!
L’amplitude des sujets contredit en partie cette vision très critique. Ici, un paysage bucolique si ce n’était ce canal rectiligne démontrant l’artificialité de cette nature. Là , une vaste prairie avec quelques chevaux. Derrière, délimitant l’horizon, un ensemble d’architectures récentes à l’allure résolument moderniste.
Parfois, le plan est serré, cadrant un immeuble, un coin de rue, un bout de jardin ou quelques voitures à l’arrêt. Pourtant, malgré la variété des plans, l’échelle générale reste la même. On sait depuis Friedlander et Winogrand que ce n’est pas la distance entre l’opérateur et son sujet qui donne l’échelle mais bien le rapport à l’être humain.
André Mérian fonctionne en ethnologue, en explorateur amusé, en flâneur baudelairien repérant la déroute d’une idée de la modernité. Il ne s’agit pas pour lui de jouer sur une monumentalisation du motif, lui donnant ainsi un aspect quasi virtuel. Au contraire, dans ces images, ce qui semble excéder le réel repose à la fois sur cette absolue banalité des aménagements du territoire mais aussi et surtout sur l’éviction de toute idée de nature. Ici, elle devient cadre faussement champêtre des activités humaines. Rien n’est laissé au hasard et c’est justement dans cette rupture entre l’homme et un ailleurs qui le dépasse que se situe tout l’enjeu de cette série.
En cela, elle documente effectivement un moment de l’histoire occidental (particulièrement exemplaire dans les pays du nord de l’Europe) moment où l’économie a définitivement remplacé le politique et où tout imaginaire est nié au profit d’un idéal de consommation.
Moment aussi où la ville n’est plus, où les centres ont disparu, remplacés par des zones incertaines composées d’habitations, de voies rapides et de centres commerciaux. Le territoire a perdu toute structure rassurante, structurante.
La puissance des images d’André Mérian est de montrer que ce basculement trouve des applications concrètes, visibles dans ce qui fut autrefois le paysage Et l’on sait que lorsque le paysage disparaît, c’est une idée du pays qui aussi fait défaut. La démocratie, son idéal aujourd’hui mis à mal, est peut-être affaire d’espace. C’est ce que sous-tend cet ensemble d’images.
Damien Sausset