Eric Baudelaire
L’anabase
De Tokyo à Beyrouth dans la fièvre idéologique de l’après 1968, et de Beyrouth à Tokyo après la fin de la guerre froide, l’itinéraire de trente ans d’une frange radicale de la gauche révolutionnaire est raconté par deux de ses protagonistes: May Shigenobu, la fille du fondateur de l’Armée Rouge japonaise, et Masao Adachi, le légendaire réalisateur qui a rejoint l’Armée Rouge et la cause palestinienne en 1974.
C’est donc la parole, le témoignage et la (fausse) mémoire qui structurent L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi et 27 années sans images d’Eric Baudelaire. Deux récits croisés où se mêlent histoires intimes, histoire politique, propagande révolutionnaire et théorie du cinéma. Deux récits de clandestinité sans image où il est en permanence question d’images.
Ici, l’anabase n’est pas seulement une allégorie géographique, elle est aussi politique et esthétique. L’errance de May Fusako Shigenobu et Masao Adachi se situe entre Extrême et Moyen-Orient, entre les images du réel et celles de la fiction, entre engagement politique et fascination pour la violence. Leur parcours est symbolique du cheminement politique de toute une époque: la radicalisation d’un engagement vers la lutte armée, puis l’effondrement progressif du contexte idéologique des années soixante qui aboutit au Japon d’aujourd’hui, spectaculairement dépolitisé.
Autant d’allers-retours que l’exposition place sous le signe de l’anabase telle que l’envisage le philosophe Alain Badiou dans son livre Le Siècle: «Libre invention d’une errance qui aura été un retour, un retour qui, avant l’errance, n’existait pas comme chemin-de-retour». Un mouvement laissant «indécidées, dans la trajectoire qu’il nomme, les parts respectives de l’invention disciplinée et de l’errance hasardeuse, (…) synthèse disjonctive de la volonté et de l’égarement».
Aucune tentative didactique ou objective dans le projet d’Eric Baudelaire: il s’agit au contraire de laisser la place à des récits, en acceptant l’idée qu’une histoire du terrorisme d’extrême-gauche ne peut être autre chose que la confrontation de narrations antagonistes, idéologiques, dans un brouillard de fantasmes, d’émotions, de douleurs et d’indifférences. Une écriture en chantier où langage et images sont chargés de sens éclatés et contradictoires. Le personnage de May Shigenobu permet d’aborder des questions liées à la construction de soi par l’idéologie, le mythe, le récit, le secret, et le besoin de trouver sa place dans un monde rendu plus complexe par l’effondrement de certitudes politiques radicales. La figure de Masao Adachi pousse à l’extrême les rapports complexes entre art et action, cinéma et révolution, terrorisme et engagement.
Adoptant le format d’une installation documentaire expérimentale, l’exposition comprend un ensemble de sérigraphies quasi-monochromes, un livret, et un film où les récits de May Shigenobu et Masao Adachi sont montés sur des nouvelles images fûkeiron, tournées en Super 8 dans les paysages contemporains de Tokyo et Beyrouth.