Sarah Tritz
L’Allée
Chacun, en visitant une exposition de Sarah Tritz, est invité tacitement à y construire son chemin. Les catégories instituées ne permettent pas de hiérarchiser et d’ordonner a priori les formes. Il faut parcourir l’exposition plutôt que de chercher à la lire. On y reconnait alors des matériaux (métal, bois, toile), des gestes (courber, souder, découper, lier), de la peinture, de la sculpture (ou les deux à la fois), ici un visage, là une abstraction. C’est dans la plus grande hétérogénéité d’objets et de perceptions que s’agence ce qui se donne pourtant d’un seul souffle: un paysage.
Ici, la déclaration désormais canonique de Marcel Duchamp semble pleinement s’appliquer: «c’est le regardeur qui fait l’Å“uvre». A force de le répéter et de jouer avec les conventions de l’art, cette expérience se limite bien trop souvent à un jeu académique où le spectateur ne fait plus qu’identifier la règle qui lui est proposée et trouver la fausse note qui éveillera son esprit au moment prévu. Le travail de Sarah Tritz exige de ne pas se reposer sur une lecture préétablie, que celle-ci s’appuie sur un socle conceptuel, perceptif, formel ou structurel. Toutes ces dimensions sont activées sans qu’un système reconnaissable ne vienne d’emblée les ordonner. Chaque accrochage est ainsi l’occasion de réinventer les relations entre les formes.
Cette exposition s’intitule «l’Allée», comme un chemin bordé d’arbres: un lieu de circulation qui se définit par ses bords. Sarah Tritz rapproche volontiers la notion de cadre (ici tous en chêne), très présente dans son travail au sens propre comme au figuré, de celle de corps. Pour elle, le cadre n’est pas une limite qui clôt un espace mais un lieu d’échanges. Tel un corps, il est l’endroit où se nouent les relations infiniment variées entre la diversité du monde extérieur et la complexité de la vie intérieure. «Comment décider ce qui vient de l’intérieur, et ce qui vient de l’extérieur, perceptions extra-sensorielles ou projections hallucinatoire?» disait Gilles Deleuze. Les assemblages de Sarah Tritz fonctionnent comme des nÅ“uds indécidables entre le monde et sa perception: le corps physique y est dispersé en fragments (visages, mains) assemblés et mêlés à des formes abstraites et concrètes, conceptuelles et figurales. Pensées et perceptions nouées.
Pendant l’élaboration de «l’Allée», Sarah Tritz a regardé avec attention les peintures que Mark Rothko a réalisées pendant les années 40, avant ses célèbres peintures abstraites. On y voit cette rencontre étrange de l’espace et du biomorphique, cette grande continuité au sein de textures, de formes, de niveaux de représentations pourtant très hétérogènes, combinés chaque fois de manière différente. À cette époque, lui et d’autres artistes américains comme David Smith puis plus tard, Robert Rauschenberg cherchaient un art qui puisse témoigner de l’expérience américaine.
Celle-ci, partagée entre l’histoire des indiens d’Amérique, des colons venus d’Europe et des africains déportés, ne pouvait s’enraciner dans un passé et une expérience unique. Leurs tentatives de mise en relation d’expériences si diverses ont donné lieu à cet art imprévisible. Soixante ans après, nous vivons tous et partout une accélération de l’entrelacement des histoires. Dans une grande agglomération comme Paris, où Sarah Tritz vit aujourd’hui, le quotidien permet de vivre une expérience similaire à ces prédécesseurs américains, à condition d’échapper au nivellement de la culture de masse et aux réflexes identitaires passés. Elle parcourt, de l’humour et l’intelligence plastique des dessins de Saul Steinberg à la violence passionnée d’Otto Dix, en passant par la grande variété des coiffes africaines aperçues à Chateau Rouge, une géographie toute personnelle. Son travail porte les traces de cet entrelacs singulier, témoin d’un tout insaisissable.