L’Aglio Taglia
Ernesto Sartori
Ernesto Sartori est un artiste particulièrement éloquent. Ce qu’il dit, écrit, dessine, peint ou fabrique englobe des mythes et croyances divers que le quotidien irrigue dans ses formes les plus simples et parfois les plus fonctionnelles (table, pelote, emballage plastique, cuillère, miroir, etc.). Si la porte d’entrée de ce travail trouve son origine aux confins d’un monde parallèle aux angles un peu louches, tout aujourd’hui le rapproche d’une situation terrienne aussi fantasque, puisqu’elle renfermerait dans les contours les plus définis de la vie domestique une phénoménologie imaginaire qu’une persistante question pourrait approcher: quelles sont mes chances de migrer dans un corps d’une autre nature?
Regardant de près une sculpture en bois récente d’Ernesto Sartori, on se dit que la proposition n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît à première vue. Ce mini mobilier, composé d’assemblages approximatifs en bois plâtré et coloré, est-il fait pour que nous nous sentions plus grands et moins dépassés par le monde des objets? Ou bien est-ce au contraire la possibilité de regretter sa taille humaine pour préférer s’imaginer circuler à l’intérieur des choses?
Il semble que les peintures d’Ernesto Sartori ont toujours été des invitations à comprendre les règles qui régissent le monde fixe des images pour y réintroduire le mouvement. Les sculptures ou installations, quant à elles, contredisent de façon plus manifeste encore la fixité de la peinture, sa bien connue platitude. Qu’est-ce que ce serait de devenir une image, un corps de peinture?
En imaginant la situation d’une existence corporelle bouleversée par une nouvelle vie à l’intérieur d’un tableau, on peut se projeter dans l’histoire que décrit Pierre Cassou-Noguès, lorsqu’il tente d’expliquer cette sensibilité inédite dont le héros d’Une histoire de machines, de vampires et de fous est porteur, après avoir été mordu par une femme vampire. Les complexes et passionnantes pages du début évoquent le questionnement de cet être humain devenu un portrait flamand. Soit un visage de peinture, un corps immobile, sans organe ni sensation, prisonnier de la surface de toile.
Un des moments les plus touchants, pour revenir au travail d’Ernesto Sartori, fonctionne sur le vide intérieur qui caractériserait l’existence en peinture, comparée aux corps sensibles, vivants et pleins de l’existence humaine. Parce que les corps sensibles renferment des multitudes de parties, imbriquées les unes dans les autres, ils se laissent bien évidemment ouvrir nous dit Cassou-Noguès, «comme on ouvre une orange ou un melon».
Pour Ernesto Sartori, la peinture, qu’elle soit appliquée sur une surface plane ou sur des volumes de bois aux qualités très variables, permet de considérer les objets comme des corps sensibles, des êtres vivants. La couleur est état d’âme. Elle est un mécanisme d’absorption en soi. Partout où elle s’étale, elle nourrit et renseigne celui qui est guidé par elle. Comme dans le roman de Cassou-Noguès, ce sont les visiteurs chargés de mots et de sentiments qui facilitent voyages et téléportations à travers la matière colorée.
Si la peinture classique semble ignorer l’aléatoire, Ernesto Sartori le réintègre dans sa pratique et en fait la structure de ce monde très humain, aux traits changeants et à l’instabilité évidente. L’artiste applique les colorants et la gouache parfois directement sur les objets et volumes, avec la main ou avec une spatule. Il joue avec ce qui se reproduit (architectures, paysages et sensations colorées) et ce qui ne se reproduit pas à priori (ustensiles, outils, chutes de matériaux), pour nous garder au plus proche de ces arrangements, troublés par cette impression étrange que l’objet a une voix propre comme lorsqu’on les côtoyait, enfant.
Ce travail nous montre des formes simples, mais peut-on véritablement les considérer comme simples? N’y a-t-il pas dans une forme simple — comme dans une situation franche — un retournement possible? Combien de fois atteignant son but le héros de roman ou de film d’aventure ne voit-il pas toute sa thèse, comme le décor, s’écrouler parce que quelque chose lui a échappé? Ce quelque chose reviendrait à tromper les certitudes, comme on remet en question certaines formules du langage courant quand celles-ci se cristallisent en adages ou dictons qui circulent sans être spécialement interrogés.
L’expression proverbiale est-elle figée pour tout le monde? Ernesto Sartori est prêt à intervenir à cet endroit aussi. Le proverbe italien «Sul tagliere l’aglio taglia, non tagliare la tovaglia, la tovaglia non è aglio, se la tagli fai uno sbaglio» («sur la planche à découper taille l’ail, ne taille pas la nappe, la nappe, n’est pas l’ail, si tu la tailles, tu te trompes») connu comme un exercice de diction comique, mais pas uniquement, renferme des sens multiples qui stimulent les plus joueurs. Ernesto Sartori y relève autant l’importance du bois de la planche à découper, que celle de l’ail devenu lui-même outil. L’ail taille à son tour et ce renversement crée un mouvement inédit que le langage n’est pas en mesure d’arrêter, enfin, pas dans l’immédiat.
CB
Ernesto Sartori est né en 1982 à Vicenza (Italie). Il vit à Bruxelles.