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Laborintus

François Raffinot ne manque pas d’audace, ni d’à-propos. Presque oublié de la scène contemporaine — et ce malgré une activité continue —, facilement relégué par les nouvelles générations dans le camp de l’académisme, le chorégraphe parisien, directeur jusqu’en 1998 du Centre chorégraphique national du Havre-Haute-Normandie, a su s’inscrire avec justesse dans la programmation exigeante de la Ménagerie de Verre. Et ce retour en « grâce », il  le doit aussi bien à sa propre témérité qu’à celle de Marie-Thérèse Allier, la gardienne des lieux, toute disposée à l’accueillir dans un festival connu justement pour sa force d’innovation. C’est avec aplomb, donc, et sans trembler pour la réputation de son temple de l’expérimentation, que la directrice commande à monsieur Raffinot un objet singulier. Le résultat ne déçoit pas. Au contraire, il enchante et prouve aux mauvaises langues — et  il y en a ! —  la force de renouvellement et l’inventivité de son créateur.

Le premier trait de génie du chorégraphe aura été d’investir les différents espaces de la Ménagerie, deux salles de spectacle et la zone d’accueil.  Trois pièces — trois actions — se jouent en simultané et se répondent, le public pouvant choisir d’assister indifféremment à l’une ou à l’autre. La liberté est de mise, le rapport à la scène démultiplié, les genres — théâtre, danse, performance — guillotinés sur la place publique. Devenues poreuses, les frontières entre répétition et spectacle, lieux de représentation et de passage s’assouplissent pour une nouvelle redéfinition de l’espace-temps « scénique ».

Au rez-de-chaussée, nos bonnes vieilles planches sont remplacées par un trampoline surélevé, où évolue, seule, une danseuse aux pieds nus. Soumise à l’impulsivité, à l’imprévisible de la structure, elle en explore les moindres recoins, tantôt docile, souple comme une liane, tantôt farouche quand ses muscles se tendent dans le saut et entrent en résistance. Mou, le sol absorbe le poids de son corps et en garde l’empreinte. Ainsi, vue de dessous — la hauteur du trampoline ne nous permet pas une vision frontale —, en transparence, projetée en miroir par la vidéo sur l’envers de la toile, la danse se réduit presque un travail sur les appuis. Une confrontation entre la matière et l’image, la densité et l’inconsistance, la pesanteur — celle qui s’impose quand la jeune femme se laisse pendre dans le vide — et la légèreté, la fugacité du mouvement.

A l’étage, un danseur reçoit des instructions, déjà entendues par bribes, en bas, mêlées au grincement du trampoline. « Imagine que tu es manipulé par quelqu’un d’autre » suggère la voix, et les gestes suivent, comme exécutés sans l’assentiment de leur propriétaire, émancipés de l’intention. Le bras se tend et entraîne le corps avec lui dans un jeu de diagonale. Au sol, une bâche, comme une peau, accueille cet enchaînement inlassablement répété, interface ou tatamis de combat, zone de lutte avec soi même. Car dans le labyrinthe dessiné par François Raffinot, le corps va à tâtons pour trouver sa route, au sens propre et au sens figuré. Et l’égaré à la recherche d’une issue pourra compter sur la bande sonore, fil d’Ariane tricoté pour l’occasion, véritable lien entre les trois espaces. Ce que l’on entend ici par fragments dévoilera ailleurs son sens caché. Toujours les mêmes mots pour une réalité différente, dans une orchestration qui change les similitudes en singularités, selon si le texte est porté par un danseur ou une femme confessant la haine de son enfant.

Et puis le labyrinthe justement, symbole de l’utérus dans l’antiquité grecque, repense la maternité dans la violence qu’elle fait subir au corps. Dans une troisième salle, un duo réunit deux protagonistes, qui jouent par alternance le même rôle, celui d’une mère maltraitante, mettant ainsi fin à l’identification des acteurs à leur personnage. Au fur et à mesure de cette dépossession du sujet, le texte répété confine à l’abstraction et perd de sa dimension tragique et subjective. Les mots deviennent aussi insignifiants que les grains de maïs qui roulent sur la table ou le sol dans une mélodie aléatoire. Les mots deviennent son.

Diablement bien ficelée, la pièce de François Raffinot tourne en boucle, soumise à un temps cyclique, sans début ni fin, dans une relativité toute einsteinienne — ou nietzschéenne… Le chorégraphe prive le théâtre de sa tombée de rideau fatidique en nous offrant un morceau de bravoure, une scénographie-chorégraphie parfaite qui friserait presque l’exercice de style — tant la combinaison des trois espaces-temps, des trois scénarios de corps est virtuose — si sa puissante charge poétique et plastique n’était pas un aller simple vers l’imaginaire. Notre acrobate des hauteurs, lovée sur son trampoline, frotte ses pieds l’un contre l’autre dans une sensualité minimale qui rappelle la caresse du sable, le saut le mouvement régulier de la mer, le maïs les petits cailloux qui en accompagnent souvent le flux et le reflux. Pour un peu, en fermant les yeux, on se croirait sur les Plages sentimentales d’Agnès Varda, dans un lieu où le temps de la mémoire confond le présent pour une nostalgie perpétuelle. Le labyrinthe est un laboratoire : d’émotions, de gestes, d’histoires, résultat d’une réaction chimique entre ce que l’on nous donne à voir et ce que l’on désire entendre.

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