En ce début de printemps, au moment où la coalition internationale tente de neutraliser le «monstre» libyen, une atmosphère de sérénité règne en Tunisie. Après plusieurs mois intenses, la «Révolution de jasmin» est entrée dans une période plus réflexive et discursive. Après la surprise de l’explosion populaire spontanée et massive du 14 janvier; après l’exaltation des journées d’actions et de manifestations durant lesquelles le peuple a fait corps pour chasser le despote et ébranler l’édifice de son pouvoir; le peuple tunisien est en train de prendre la mesure de ce qui s’est accompli au cours de ces mois où l’inimaginable est, comme par magie, devenu réalité.
En faisant sauter les blocages politiques, le peuple a, entre l’hiver et le printemps, ouvert le passage de l’impossible à l’utopie, et déverrouillé l’expression qui prend actuellement, dans le pays, l’aspect protéiforme d’une immense effervescence langagière partagée en deux grands courants.
Un premier courant se compose d’une multitude de petits récits que chacun vient nourrir de sa propre expérience en racontant ce qui s’est passé. Tandis qu’un second courant, en cette période de gouvernement provisoire, prend la forme d’un vaste débat public sur l’avenir du pays entre un nombre proliférant de partis politiques, d’associations et de citoyens.
D’un côté, donc, la forme discursive de la nouvelle: «Qu’est-ce qui s’est passé?». D’un autre côté, celle du conte: «Qu’est-ce qui va se passer?» L’un et l’autre régimes discursifs évoluant à l’intersection de la réalité et de sa fiction (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, p. 235).
Dans ces multiples actes de parole, le terme «révolution» est de toute part repris comme une évidence pour désigner les bouleversements de ces derniers mois. Cela traduit l’ampleur symbolique de l’événement, l’adhésion qu’on lui accorde, et la puissance des désirs qui s’y rattachent.
Si l’événement est incontestablement d’une importance majeure dans l’histoire et la vie du peuple tunisien; s’il tranche significativement avec à une situation antérieure inacceptable; s’il rétablit la dignité et les libertés démocratiques, et contribue à conjurer le fléau de la corruption; il n’a pas radicalement modifié les rapports sociaux et économiques du pays.
La figure rhétorique de l’hyperbole, qui élève une «libération» au rang d’une «révolution», risque de présenter comme achevé un processus qui pourrait s’avérer plus difficile que prévu…
En outre, le terme «Révolution de jasmin», plus usité par les journalistes que par les protagonistes, ne fait pas seulement écho à la «Révolution des œillets» portugaise et à la figure du Président Bourguiba, il associe la révolution à l’univers idyllique des fleurs en occultant pudiquement le sang des dizaines de morts qu’il en coûté au peuple.
Dans les faits comme dans les récits, le mot qui est associé à celui de «révolution» n’est pas le doux nom de «jasmin», mais cette injonction impérative: «Dégage!», criée, arborée sur des affichettes agitées par les manifestants, et toujours ponctuée d’un vigoureux geste de la main. C’est autour de ce mot énoncé en français, et de ce geste, que s’est cristallisé le mouvement depuis janvier.
Opposer au Président Ben Ali le mot et le geste «Dégage!», repris à l’unisson par plusieurs centaines de milliers de manifestants, était une manière de lui signifier avec une incroyable éloquence un refus catégorique de discuter. Parce qu’il n’y a jamais rien à discuter avec un dictateur qui a pris le pouvoir par la force, puis pillé le pays et soumis le peuple au silence et à l’obéissance pendant près d’un quart de siècle.
En fait, le mot et le geste «Dégage» sont plus qu’une injonction à partir, plus qu’un refus de discuter ou négocier, ils affirment que Ben Ali ne mérite pas même un procès, auquel ont pourtant eu droit Ceausescu, Milosevic ou Saddam Hussein ; pas même une condamnation qui le laverait de ses crimes; pas même la haine ou l’attention du peuple. Disparaître sans pertes ni fracas, libérer le plancher au plus vite: tel est son sort.
La manière de rabaisser ainsi le Président à l’état d’un vulgaire voleur, et de le stigmatiser comme tel devant l’histoire, est d’autant plus intense que résonne en elle la façon expéditive jadis utilisée par les colons français pour congédier certains de leurs ouvriers tunisiens.
L’agencement geste-mot (français) «Dégage!», qui s’est spontanément imposé dans la lutte, est fort de la mémoire d’une longue histoire de souffrance et de soumission. C’est ainsi qu’il permet au peuple de simultanément s’affranchir de son présent et de son passé: politiquement de Ben Ali, et symboliquement des stigmates de la colonisation française.
A noter que le «Dégage!» adressé au Président tunisien n’a évidemment rien de commun avec le «Casse-toi pauv’ c…» que le Président français a lancé à la figure d’un citoyen, geste à l’appui aussi. D’un côté, l’injonction s’inscrit dans un mouvement populaire de libération; d’un autre côté, elle trahit la vulgarité, le mépris et le cynisme qui règnent au plus haut niveau de l’État français.
Il faut enfin bien admettre que le mouvement populaire de libération politique ne s’accompagne pas encore d’un comparable mouvement d’innovation plastique. Parce que les événements sont très récents, et parce que l’action politique n’obéit pas au même tempo que la création plastique.
Il faut ainsi distinguer plusieurs temporalités et modalités de création. La parole et le corps, les mots et les gestes, mais aussi leur version électronique des réseaux sociaux, qui sont les matériaux les plus liés au vivant, ont été les plus souples et les plus prompts à répondre aux dynamiques sociales et politiques.
Pour que ces dynamiques se cristallisent dans des d’œuvres plus matérielles, qu’adviennent de nouvelles formes et de nouveaux regards, et que s’ouvrent des couches plus amples et plus durables de création, il faudra attendre que les dynamiques sociales se sédimentent, passent dans les matériaux, et reconfigurent les processus créateurs.
A conditions que la situation politique en cours évolue dans des sens favorables…
André Rouillé.
Le présent éditorial fait suite à ma participation au treizième colloque international «Dispositifs fictionnels et pratique des arts», organisé en Tunisie sous la direction du professeur Rachida Triki par l’Association tunisienne d’esthétique et de poïétique (ATEP), du 19 au 22 mars 2011.