En 1995, alors étudiant à l’Ecole nationale de la photographie d’Arles, vous rencontrez pour la première fois des familles tsiganes. Plusieurs séries de photographies seront produites à partir de cette rencontre, dont Photomatons. Que recherchiez-vous à cette époque-là ?
Mathieu Pernot. Photographier ces familles, c’était pour moi tenter de répondre à certaines interrogations sur la manière de montrer les Tsiganes, sur la nature du regard posé, sur le sens que cela a, puis porter ces questionnements dans ma pratique.
Il y a eu beaucoup d’images, de regards dont ils ont parfois été les victimes. Ainsi, il m’a semblé important de multiplier les points de vue, les manières de les photographier.
J’ai décidé de confronter les enfants de ces familles au dispositif particulier du Photomaton et plus précisément de la photo d’identité.
Pour ces enfants qui vivent en dehors du cadre social classique, qu’est-ce que cela peut provoquer? Leur grand-père a été déporté en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et lorsqu’il est rentré des camps, on lui a remis une carte de déporté politique avec une photo de lui de profil. C’était une photo d’identité. Je fus particulièrement troublé. Ce fut la première image d’archives à susciter mon intérêt.
Aussi, faire entrer ses petits-enfants dans une cabine de Photomaton et les confronter à ce dispositif-là me permettait d’aborder la question de l’identité et du fichage.
Seulement une partie de votre travail est présentée dans «La Traversée». Que souhaitez-vous montrer avec cette sélection?
Mathieu Pernot. En découvrant l’espace que l’on m’avait dédié, j’ai vu les possibilités et les limites en matière de scénographie.
Cette exposition permet de reconstituer ce qui a été mon cheminement pendant vingt ans, de montrer des échantillons qui, mis bout à bout, racontent une histoire.
Ainsi, la petite fille qui se cache le visage, photographie qui amorce «La Traversée», tourne le dos à la série du camp de Saliers comme si elle ne voulait pas voir cette image-là , comme si elle était inconsolable de cette histoire-là .
En même temps, cette petite fille, c’est celle des clichés de Photomaton qui se trouvent dans la salle d’à -côté. Dans les cabines du Photomaton, les enfants sont parfois effrayés, et sur le mur d’en face sont accrochées au Jeu de Paume des photos de cours de prison dans lesquelles certains d’entre eux sont déjà allés. Face aux cours de prison, des gens hurlent. Puis des immeubles s’effondrent. Peut-être qu’ils hurlent parce que des immeubles s’effondrent. Apparemment les hurleurs n’ont pas de rapport avec les immeubles qui s’effondrent. Mais à un moment, il y a une situation de violence, un cri, du bruit.
Enfin, la dernière salle où sont exposées les séries Le Feu et Les Migrants est celle que je nomme la salle du silence, de la disparition. Quelque chose part en fumée, des gens sont autour, en silence. Ils ne veulent pas voir, ils ont le regard baissé. Et de l’autre côté, des personnes dans des sacs sont étendus sur le sol, semblables à des corps sans vie.
Quel est l’élément déclencheur qui vous engage dans un nouveau projet?
Mathieu Pernot. Je ne me considère pas comme un photographe ou un artiste conceptuel. Mon moteur, c’est l’envie, l’énergie qui me porte à faire des choses. Alors quelle est l’énergie qui m’a poussé à rencontrer des Tsiganes, à aller dans des prisons? Je ne le sais pas. Et cela ne m’intéresse pas.
En revanche, je pense que la photographie est un art assez conceptuel. La pratique du médium, le geste du photographe, il est inexistant. Il se limite à un index qui appuie sur un bouton. Ce qui détermine l’image, c’est le rapport que l’on a au monde, la façon dont on veut le représenter, puis comment on le place sur un mur d’exposition ou dans un livre. C’est là où c’est effectivement important. Je suis toujours dans un aller-retour entre mon envie, le réel et la réflexion.
Votre travail est imprégné d’histoire, de sociologie. Quelle place à l’art dans votre travail?
Mathieu Pernot. La photographie est un médium assez étrange qui peut porter en lui des interrogations d’ordre sociologique, anthropologique et philosophique évidemment. En tout cas, c’est un médium inscrit dans le réel. M’inscrire dans un réel qui existe, qui n’a pas besoin de moi pour exister est ce qui m’importe. Des choses m’interpellent et j’ai l’envie d’en faire des images. La question de la qualification de ce que je fais m’intéresse assez peu.
Je cherche à produire des formes qui traversent des questions très différentes et qui puissent être récupérées par d’autres, par exemple que mes livres puissent être dans un autre rayon que celui de la photo. Le travail sur le camp de Saliers dans un rayon d’ethno sur les Gitans ou d’histoire. Le travail sur les grands ensembles dans un rayon d’architecture ou d’urbanisme. Certains de mes travaux sont enseignés, montrés dans des écoles d’architecture. Je produis un objet dont je n’essaie pas de définir l’usage. C’est très important pour moi. Il me semble que cette exposition est conforme à cela. Elle peut toucher toutes sortes de personnes. Elle peut être diffusée par Paris Match comme par Artpress. Je peux être invité à Perpignan dans le cadre du Festival International du Photojournalisme, ce que je ne suis pas du tout, autant qu’être présent dans un Fonds régional d’art contemporain. Les œuvres doivent vivre indépendamment de l’intention de leur auteur et du cadre parfois un peu étroit qui précède leur usage. Les choses doivent exister d’elles-mêmes et être comprises, vues par des personnes très différentes.
Je ne me pose jamais la question de l’intérêt que cela va susciter. J’enseigne à mes étudiants à faire les choses uniquement pour eux et de ne jamais se poser la question de comment cela va être reçu.
Pour la série Un camp pour les bohémiens, vous avez effectué un travail qui me semble différent de celui des autres séries. Un travail d’historien, de recherche. Quel en a été le processus?
Mathieu Pernot. Certes, c’est un objet particulier, mais c’est ainsi pour chaque série. Sa particularité est d’être un vrai travail d’historien. En revanche, un historien ne l’aurait pas abordé de la même manière. Il existe en tant qu’objet muséographique. Il est traversé par une forme, par des questionnements sur la forme.
J’ai découvert des images de carnets anthropométriques d’internés du camp de Saliers dans les Archives départementales des Bouches-du-Rhône. Je les ai trouvées incroyables. J’ai vu la nécessité de les montrer.
Alors, en m’aidant des archives, j’ai effectué un important travail d’inventaire des personnes internées. Puis grâce aux familles tsiganes que je connaissais, j’ai pu retrouver certains survivants du camp de Saliers.
Il était important pour moi justement de ne pas trop «faire l’artiste», de ne pas utiliser cette histoire pour mon travail, mais plutôt que mon travail permette de vraies réponses sur ce qui s’était passé et surtout que ce soient les familles elles-mêmes qui nous racontent cette histoire. Dans la mesure où «les bohémiens» ne prennent pas la parole ou n’arrivent pas à la prendre, pour des raisons différentes, des questions à mon sens fondamentales en résultent. Est-ce qu’ils ont quelque chose à nous dire, est-ce qu’ils veulent nous dire quelque chose, quelle est cette chose et comment vont-ils nous la dire? Dès lors, j’ai souhaité montrer des documents d’archives, des photographies de ces personnes, et que l’on puise les entendre s’exprimer. Mais c’était aussi évoquer la dimension familiale de l’internement. Des frères et des sœurs, des couples étaient internés. Et puis il y avait aussi une dimension cartographique. Ces familles se déplaçaient. On peut voir les cartes de leurs déplacements avant qu’ils soient internés.
Ce travail est particulièrement historique et en même temps il interroge sur la manière de raconter l’histoire de personnes qui ne la racontent pas, ne l’écrivent pas, ne la représentent pas.
Exposition Mathieu Pernot, «La Traversée», Musée du Jeu de paume, 11 fév.-18 mai 2014