ÉDITOS

La trame invisible des oeuvres

PAndré Rouillé

Dès lors que l’œuvre n’est plus réduite à l’état d’objet-marchandise destiné à être vendu, ou d’objet-fétiche exhibé et adulé; et dès lors que l’on refuse la prétendue immédiateté et univocité de la relation d’expression de l’artiste dans «son» œuvre; alors se pose la question des processus et médiations par lesquels l’œuvre est esthétiquement collective, c’est-à-dire socialement travaillée et agissante dans et par ses formes.

La pièce Nouveau Roman, écrite et mise en scène au théâtre par Christophe Honoré, réactive les grandes figures de l’avant-garde littéraire française qui, du prix Renaudot de Michel Butor en 1957, au prix Nobel de Claude Simon en 1985, ont soumis l’écriture à une série de ruptures radicales et mis spectaculairement la forme au centre des problématiques littéraires. Simultanément, la Nouvelle Vague, avec Jean-Luc Godard et ses amis des Cahiers du cinéma, déconstruisait un à un les ressorts de la narrativité filmique classique. Et cela après que les peintres eurent, au sein de l’éphémère groupe Supports-Surfaces notamment, procédé à la déconstruction de la forme-tableau longtemps considérée comme constitutive de l’essence de l’art.

Durant trente années d’expansion économique, de relative insouciance et de culte du progrès, on a donc créé et innové en art à la manière dont se préparait sur le terrain social l’arrivée de jours meilleurs, c’est-à-dire sur le modèle des révolutions du XXe siècle: sous la forme de ruptures aussi radicales que spectaculaires, conduites par des groupes restreints rassemblés autour d’un leader et portés par un idéal dont les contours et les moyens de l’accomplir étaient consignés dans des programmes ou manifestes âprement défendus.

Ecrire, filmer, peindre, et même militer dans un syndicat ou un parti, cela visait à donner forme à un idéal social, politique ou esthétique ; à prendre part à la longue marche du progrès; à remplacer, sur les modes de l’affrontement et de la rupture, une ancienne forme par une nouvelle.
La déconstruction des formes anciennes était pour les avant-gardes un moment de la création. On créait «contre», et non «avec». Dans cette époque d’exclusives, c’était camp contre camp, forme contre forme. Les mixages, hybridations, fluidités, ou métissages n’étaient pas de mise. Les frontières étaient rigides, les positions tranchées, et la rupture le lot des plus ténues divergences.

Elle est bien finie l’époque des utopies d’un monde meilleur et des affrontements sur les formes à lui donner, parce qu’en effet le nouveau advient toujours dans de nouvelles formes. Aujourd’hui, demande Christophe Honoré, «est-ce qu’on est sensible encore à la forme, à la façon d’écrire, à quelque chose de neuf dans la langue? Je ne suis pas sûr, je ne suis pas sûr».

Ce sentiment qu’en art comme ailleurs la question de la forme a perdu de son acuité n’est pas sans fondement. D’abord à cause d’une sorte de glaciation, de standardisation, de contrôle des formes par le marché qui subordonne la créativité, l’invention de formes, à la possibilité de vendre. Le marché a en effet moins besoin de nouveau que de nouveauté, c’est-à-dire d’un nouveau bien tempéré, expurgé de sa dangereuse radicalité.

En outre, le déclin des utopies et de la confiance en l’avenir détourne les énergies créatrices et les regards du futur vers le présent et le passé, et enferme les pratiques dans la répétition du même ou dans d’infinis mixages et déclinaisons de formes existantes. La création se déplace de la production de nouveau vers des combinatoires inédites de formes, de matières, de postures et d’œuvres déjà existantes.

Enfin, cette spirale allégorique des combinatoires, décalages, reprises et variations prospère à mesure que se dissolvent les règles et les principes formels exprimés, appliqués et défendus avec foi et vigueur par les avant-gardes modernistes. C’est pourquoi le nouveau d’aujourd’hui paraît sans foi ni loi, et n’obéir qu’à la fantaisie d’artistes isolés dans leur singularité, orphelins de la dimension collective des avant-gardes disparues, et certainement désorientés par l’immensité d’un art désormais mondialisé.

Qu’aujourd’hui les formes se créent différemment qu’auparavant; que les critères et les instances de leur légitimation aient radicalement changé; que le marché les étouffe sous la profusion, l’accélération et la spéculation; que les dimensions, les valeurs, les moyens technologiques et les fonctionnements économiques du monde nouveau soient guère propices à un travail minutieux, assidu et exigent de création de nouvelles formes; tout cela est certain mais ne permet pas de conclure à une défaite de la forme, à une perte de sa force signifiante, et à une indifférence croissante qu’on lui réserve.

La pièce que présente actuellement Christophe Honoré atteste déjà de la persistance d’une «sensibilité» à la forme. On en retrouve une autre manifestation dans la recherche que Franck Leibovici a entamée en 2011 avec les Laboratoires d’Aubervilliers qui viennent d’en publier un premier état sous l’aspect d’un album intitulé Des formes de vie, une écologie des pratiques artistiques.
La recherche et l’album reposent sur la demande faite à un grand nombre d’artistes de «produire un document, sans contrainte de support, permettant d’illustrer ou de rendre compte de cette écologie de l’œuvre». Si la méthode peut prêter à discussion, l’un des grands intérêts de la démarche est de réévaluer la forme dans ses acceptions les plus dynamiques, et de s’opposer aux diverses situations de glaciation dans lesquelles elle a été prise.

Retrouver toute la vigueur de la forme va à l’encontre de l’alliance objective du marché et des essentialistes de tous poils qui ne cessent de conjuguer leurs efforts, en actions et en mots, pour réduire les œuvres à l’état de choses, et pour en rapporter les déterminations au point unique de l’individu-artiste à la fois glorifié et dénié dans les figures mythiques du génie et de la star.

Dès lors, donc, que l’œuvre n’est plus réduite à l’état d’objet-marchandise destiné à être vendu, ou d’objet-fétiche exhibé et adulé; et dès lors que l’on dénonce la prétendue immédiateté et univocité de la relation d’expression de l’artiste dans «son» œuvre; alors se pose la question des processus et médiations par lesquels l’œuvre est esthétiquement collective, c’est-à-dire socialement travaillée et agissante dans et par ses formes.

En tant qu’elle déborde sa dimension d’objet, l’œuvre est irréductible à sa visibilité, autant que sa forme est façonnée par des processus et médiations invisibles. Voir intensément une œuvre, être sensible à ses plus subtiles qualités, cela exige de savoir discerner les matériaux, les acteurs, les processus et les contraintes de toutes sortes qui, ensemble, constituent toute la trame invisible de l’œuvre.

Aussi, dans le dispositif de la peinture, apparemment le plus élémentaire de l’art occidental, le peintre le plus solitaire n’est jamais seul devant sa toile. Parce que lui n’est pas plus un être abstrait qu’elle n’est une chose inerte. Il porte en lui une infinité de déterminations sociales, matérielles, et évidemment artistiques, tandis qu’elle transmet et impose un faisceau de valeurs symboliques, de prescriptions esthétiques, et de contraintes matérielles à surmonter, contourner, ou transcender artistiquement. Loin du retrait, de l’autonomie, du lien direct et immédiat, la relation entre le peintre et sa toile s’établit au travers d’une multitude de forces extérieures, virtuellement présentes, et réellement actives.

L’artiste ne crée pas dans l’univers clos de sa subjectivité ou des institutions du monde de l’art. Le public s’invite dans le processus de production de l’objet d’art et de sa constitution en œuvre. «Ce sont les regardeurs qui font les tableaux», disait en effet Marcel Duchamp, tandis que le sémioticien soviétique Mikhaël Bakhtine a décrit le travail de l’écrivain sous l’aspect d’un dialogue continu avec un lecteur «immanent», à la fois virtuel et suffisamment agissant dans processus d’écriture pour être assimilé à un «co-auteur» de l’œuvre.

Loin d’évoluer dans l’apesanteur éthérée d’un art autonome, aveugle et sourd, coupé de l’extérieur, les œuvres et leurs formes sont au contraire perméables au monde, et sensibles à ses mouvements. Cela par le biais d’un faisceau de médiations singulières, propres à chaque œuvre, qui s’actualisent dans ses formes.

Tel est le but de la recherche que conduit Franck Leibovici, non pas avec Duchamp et Bakhtine, ni avec Adorno pour qui «l’art est autonomie et fait social», ni avec Bourdieu qui décrit les effets du champ de l’art dans les œuvres, ni avec Rancière et Foucault, mais à partir de la notion de «forme de vie» empruntée à Ludwig Wittgenstein.

La «forme de vie» associée à une œuvre désigne l’ensemble des pratiques, des gestes, des matériaux, des types de compétences, des temps de travail, des positions éthiques, politiques ou économiques que cette œuvre exige de la part de l’artiste pour être produite.
Créer une œuvre, lui donner forme, suppose que l’artiste donne aussi forme à sa propre vie. Et qu’une réciprocité s’établisse entre eux. L’œuvre reconfigure la vie de l’artiste, autant que celui-ci crée les formes de l’œuvre.
L’art n’est pas la vie, mais échange de formes de vies.

André Rouillé

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Franck Leibovici, (des formes de vie). Une écologie des pratiques artistiques, Les laboratoires d’Aubervilliers, sept. 2012.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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