Enas I. Al-Muthaffar, Tanya Habjouqa, Rula Halawani, Valérie Jouve, Mahasen Nasser-Eldin, Jacqueline Reem Salloum, Larissa Sansour, Jean-Louis Schoellkopf, Ahlam Shibli
La terre nous est étroite. Regards croisés sur la Palestine
«La terre nous est étroite» dont le titre est emprunté à un poème de Mahmoud Darwich, souhaite faire voir à travers des approches d’artistes contemporains ce que la Palestine recouvre comme réalités multiples et en quoi elle nourrit, dans sa complexité et son histoire, la matière à une création palestinienne et aussi internationale. Création qui inscrit l’œuvre dans une préoccupation tant documentaire que poétique ou narrative. Il s’agira de l’appréhender autant comme le lieu d’une culture et d’une réalité nationale et historique, comme l’espace d’un conflit, que comme un pays marqué par sa partition, ses occupations et les dénis dont il a fait l’objet et le fait encore. L’exposition souhaite aussi rendre visible et tangible le quotidien d’une population qui vit sous l’occupation, malgré elle. Elle vise à inscrire à travers les œuvres des artistes ici rassemblés ce qu’il en est de ce peuple, de ses blessures et de ses deuils, de ses rêves et de ses espérances. Mais aussi de l’ordinaire de sa vie et de la contiguïté entre les sourires et les larmes, la sérénité et la souffrance.
L’exposition se propose d’esquisser ce qui pourrait être le tableau d’un pays marqué, déchiré par l’histoire. L’histoire d’un peuple qui en est passé par le désastre, les déplacements de population, l’exil et la négation de son identité. Mais elle montre aussi que cette histoire est celle d’une obstination à exister, à s’affirmer et résister au jour le jour.
Elle proposera des portraits, des paysages et des fictions à l’image d’une histoire de l’adversité. Elle se veut être une traversée de cette réalité avec des gros plans et des panoramiques, une saisie des strates et sédimentations culturelles et politiques qui la charpentent. Mais avec ses contradictions et tensions propres, l’art ici se confronte à une histoire et croise des traditions artistiques et culturelles plurielles. C’est pourquoi les photographies renvoient autant au paysage, à la scène de genre, au récit historique qu’à la tradition documentaire ou celle du portrait. Il en est de même pour les films ou vidéos qui mélangent fiction et réalité, approche documentaire et politique, ou allégorie et ironie. Les œuvres ici présentées ont à la fois une dimension critique et poétique. Elles peuvent relever de la fable, de l’uchronie ou du documentaire. Elles interrogent les stigmates de l’adversité mais mettent aussi à nu les strates et les déchirures de l’histoire palestinienne. Elles usent de la distance et de l’ironie tout en prenant en charge la part d’espérance et de rêves qui sous-tendent le quotidien de ce peuple.
L’exposition, à travers les œuvres, mettra à jour ce qui relève d’une archéologie de l’histoire de ce pays. Elle montre un paysage marqué par le conflictuel mais inscrit dans une histoire longue. Les blessures de la terre et des êtres sont visibles ou du moins perceptibles. Mais la vie et l’imaginaire s’y insinuent malgré tout. Il y a ainsi les petits bonheurs du jour qui parfois transcendent la réalité coloniale d’une occupation omniprésente. Il y a dans les sédiments mêmes de cette histoire faite d’occupations, d’expulsions, de contrôles et de contraintes extrêmes, les signes d’une inscription des images dans une histoire culturelle et artistique complexe où l’Orient et l’Occident se croisent et se marient autrement que sur le mode de la domination de l’un par l’autre. Mais il y a toujours un moment où les signes des déchirures, des violences et dénis ressurgissent ou affleurent. Il nous faut rappeler que ce qui en fut à l’origine, c’est une partition qui a entraîné sa part de transferts et d’expulsions massives de populations, que la contiguïté entre l’Orient et l’Occident se fait ici dans le cadre d’une histoire coloniale qui a faussé la donne, non seulement dans les années 1918-1920, mais aussi au lendemain de la seconde guerre mondiale où l’Occident s’est déchargé de ses responsabilités en cautionnant le mythe d’une terre sans peuple et en occultant l’expulsion de près de 800 000 palestiniens hors de leur terres.
Territoire des trois religions monothéistes, il fut aussi celui d’une occultation puis d’une occupation et d’un drame avec ses tragédies qui se répètent jusqu’à aujourd’hui… qui fait qu’aucun paysage, aucun portrait ne peut en faire totalement l’économie. Ce qu’ils donnent à voir ce n’est pas un paysage et des visions angéliques. La vie, ses rires et ses peines, ses rites et ses rythmes est ici comme trouée par les figures de l’oppression et de la violence à l’œuvre. Mais au-delà du contexte spécifique, les artistes ici regroupés, qu’ils soient palestiniens ou français, travaillent tous dans le domaine du film, de la vidéo ou de la photographie. Ils s’inscrivent dans des problématiques documentaires, allégoriques ou analytiques que l’on retrouve dans les champs de l’art actuel. Ce sont des artistes de référence dans le domaine de l’art contemporain. Leurs œuvres, par leur qualité et leur force, élargissent leur champ au-delà du cadre dans lequel elles ont pris forme.
Les artistes ici ne démontrent pas, ils montrent cette réalité difficile où l’olivier côtoie le mur de séparation, où la soif de vivre va de pair avec les contraintes qui pèsent sur les corps et les êtres. Où l’allégresse est menacée par l’ombre du désespoir c’est sous l’occupation que l’on danse, chante et se baigne. Un pays où l’on ne peut se déplacer d’une ville à l’autre sans se cogner aux check–points, au mur et aux contrôles de l’autorité israélienne. A tel point que comme le disait un chanteur de Dam à propos d’un groupe de rappeurs de Gaza «on habite à 10 minutes l’un de l’autre et on croirait qu’ils viennent de la lune».
Philippe Cyroulnik
Si l’on parle de regards croisés, c’est qu’aux côtés d’artistes vivant en Palestine, Enas I. Al-Muthaffar (Ramallah), Tanya Habjouqa (Ramallah), Rula Halawani (Jérusalem), Mahasen Nasser-Eldin (Jérusalem) et Ahlam Shibli (Jaffa) participent à cette exposition deux artistes de la diaspora palestinienne, Jacqueline Reem Salloum qui vit à New York et Larissa Sansour qui vit à Londres et Copenhague ainsi que deux artistes français, Valérie Jouve qui réside régulièrement en Palestine et Jean-Louis Schoellkopf qui y a été en résidence en 1993.