La doxa veut que l’art contemporain soit à la fois la poursuite et le dépassement de la modernité artistique. Ainsi, l’art contemporain a en commun avec l’art moderne d’être une période de remises en question des conventions de l’art, mais il s’en séparerait en mettant en crise les critères mêmes de la modernité artistique. Plus précisément, il prolongerait et dépasserait l’art moderne en répudiant l’inscription de la subjectivité dans l’œuvre (Nathalie Heinich). Alors que la modernité artistique serait le moment de l’expression de l’intériorité, l’art contemporain se caractériserait par des procédures de désubjectivation. Pourtant, un simple regard sur la production artistique des XXe et XXIe siècles démontre que l’expression de l’intériorité n’est ni l’apanage des artistes modernes ni des artistes contemporains. Du Constructivisme russe (début du XXe siècle), dont l’objectif est de créer un art au service de la collectivité, aux Mythologies individuelles (années 1960), les contres exemples de ce découpage entre art moderne et art contemporain sur la base de la subjectivité ne manquent pas.
Par aileurs, le dépassement de la modernité artistique se jouerait dans l’hybridation des médias et le retour à la figuration par opposition au prétendu « purisme » des artistes modernes. Dans la perspective de Clément Greenberg, selon qui «l’essence du modernisme […] c’est d’utiliser les méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette même discipline, pas dans un but de subversion, mais pour l’enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre», l’hybridation des genres et le retour à la figuration sont perçus par nombre d’auteurs comme le signe du dépassement de la modernité artistique. Or, à nouveau, ce partage entre art contemporain et art moderne en termes de « pureté », d' »hybridation » et de « figuration » ne tient pas face à la réalité artistique des XXe et XXIe siècles. En effet, la période moderne est le moment où cohabitent des artistes « radicaux » (Kandinsky, Malevitch, Boccioni, Mondrian,…) et des artistes plus fidèles à une tradition figurative (Surréalisme, Nouvelle objectivité allemande,…).
En d’autres termes, si ces distinctions entre art contemporain et art moderne sont peu valides, elles manquent sans aucun doute ce qui caractérise plus essentiellement la période dite postmoderne. Celle-ci n’est pas tant la prolongation ou le dépassement du modernisme artistique qu’un retour au paradigme classique de la signification.
En privilégiant la « manière » sur le « sujet », pour faire du second l’équivalent du premier, les artistes modernes cherchaient à produire un sens sensible interne aux formes et aux couleurs, sinon issu du dialogue entre le sensible (les moyens) et le dicible (le représenté). Comme le souligne Nathalie Heinich, l’art moderne se définit par la «perte de pertinence du sujet au profit de son mode de représentation, ou du représenté au profit du représentant». De fait, les grandes figures de l’époque désiraient créer un langage purement plastique: Kandinsky parle alors de la «signification purement picturale» (L’Almanach du Blaue Reiter), Paul Klee de «la coïncidence visible de l’esprit du contenu avec l’expression des éléments de forme et celle de l’organisme formel», Cézanne du passage «de la théorie mimétique logique de la peinture à une autre, à une théorie fondée sur des signification inhérentes» (Lawrence Gowing).
Or une grande partie des artistes contemporains substitue à la recherche d’un langage immanent le retour à un langage transcendant, paradigme de l’art classique. Plus précisément, en ayant recours à des dispositifs allégoriques/discursifs, les artistes actuels renouent avec l’idéalisme esthétique (voir Idea de Panofsky), c’est-à -dire avec la production d’un sens conceptuel extérieur à la matérialité de l’œuvre. Car, puisque l’allégorie est une «narration ou description métaphorique dont les éléments sont cohérents et qui représentent avec précision une idée générale» (Le Robert), elle possède la structure de renvoi du signe linguistique – signifiant/signifié – propre à l’est. Le signifiant, la matérialité de l’œuvre, est traversé vers le signifié, le concept.
La structure du sens discursif/allégorique est clairement expliquée par Craig Owens: «Il y a allégorie chaque fois qu’un texte est doublé par un autre. […] C’est cet aspect métatextuel qui est mis en avant chaque fois que l’on reproche à l’allégorie de n’être qu’une interprétation plaquée après coup sur une œuvre». Aussi, «en substituant à un principe de combinaison diégétique un principe de disjonction syntagmatique […] l’allégorie induit une lecture verticale ou paradigmatique des correspondances, qui vient se superposer à une chaine horizontale ou syntagmatique d’événements».
Autrement dit le sens discursif n’est pas inscrit dans la matérialité de l’œuvre, il se superpose à elle depuis l’extérieur. «Dans l’allégorie, l’image est le hiéroglyphe ; une allégorie est un rébus – une écriture constituée d’images concrètes» («L’Impulsion allégorique: vers une théorie du postmodernisme», Art en théorie 1900-1990).
Or, ce retour au paradigme classique de la signification, conçue sur le modèle linguistique signifiant/signifié, n’est pas sans implications en ce qui concerne les relations entre œuvres, spectateurs, critiques d’art et monde, telles que les définit l’esthétique philosophique. En effet, en raison de son orientation allégorique, l’art contemporain évacue trois des notions que cette discipline rattache traditionnellement à l’art, à savoir le «jugement esthétique», la «connaissance sensible» et la «mise en suspend des identités».
En effet, la relance d’un sens conceptuel extérieur au sensible éclipse la sensation au profit de l’intellection. Toujours selon Craig Owens, «dans l’esthétique moderne, l’allégorie est régulièrement subordonnée au symbole, qui représente l’unité censément indissociable de la forme et de la substance, caractérisant l’œuvre d’art en tant que pure présence». En d’autres termes, un sens interne/immanent à la matérialité de l’œuvre relève de la sensation, le spectateur est mis en présence du sensible. En revanche, lorsque le sens est extérieur/transcendant aux matériaux de l’œuvre, c’est-à -dire conceptuel, le spectateur est mis à distance, l’intellect prend le dessus sur la sensibilité. Alors que la modernité artistique tentait d’évincer la mise distance de l’intellection, l’art contemporain y adhère.
Et, lorsque le sens discursif et l’intellection ont la primauté, le jugement esthétique disparait au profit du jugement de connaissance. Pour reprendre les termes de Thierry de Duve, à partir des années 1960 «la confection et l’appréciation de l’art ne requièrent plus qu’une simple identification basée sur la logique conceptuelle du modernisme, et le jugement esthétique n’est plus nécessaire». Car, si l’art de la métaphore et de l’allégorie consiste à illustrer une idée, «une œuvre n’a plus besoin que d’être intéressante» et le jugement est d’ «intérêt» (Résonances du ready-made). Autrement dit, le sens immanent au sensible suscite un jugement a-conceptuel, esthétique, alors que le sens transcendant, discursif, génère un jugement conceptuel, de connaissance.
De fait, alors que l’art a le pouvoir d’opacifier la lecture du monde en le rendant à sa dimension sensible, l’art contemporain, essentiellement discursif, n’est plus porteur d’ombre mais au contraire de transparence. Sans silences, les productions postmodernes tournées vers le concept ratent le réel dans sa dimension indicible. Et c’est précisément ce que leur reproche Jean Baudrillard. Alors que «l’événement fondamental de l’art est quand le Rien affleure dans les signes, quand le Néant émerge au cœur même du système de signes», «les objets d’art contemporain, [n’étant] plus qu’un travail sur les idées» sont «sans secret» et portent un «monde réel devenu spectral, transparent, sans» (Le Complot de l’art, Illusion, désillusion esthétiques)
Dans le même esprit, l’art est le plus souvent envisagé par la philosophie esthétique comme un opérateur de mise en suspend des identités. Ainsi, selon T. Adorno, l’Histoire de l’Occident est parcourue par un malaise de la Raison (rationalité identificatrice cognitive-instrumentale), qui, en bref, cherche à classer et à catégoriser le monde, c’est à dire à poser identités (à réduire les individus et les choses à des définitions/concepts univoques) et en conséquence à rabattre chaque cas particulier sur un cas général en oubliant ses particularités, ses spécificités et ses contradictions (le « non-identique »).
Or l’art est précisément ce qui s’inscrit en faux contre cette logique, dans la mesure où sa dimension formelle s’oppose à la réduction de ses référents à des concepts ou à un ensemble de significations. L’art est ce qui, via sa qualités esthétiques, lève les catégories et trouble les identités pour les rendre à leur indéterminable complexité. Par exemple, le portrait d’une femme par Van Dongen contiendra plus que la dénomination « femme », ses propriétés plastiques conférant à cette dernière des qualités sensibles irréductibles à tout concept.
Gilles Deleuze aborde également cette question de la suspension des identités. Notamment dans Qu’est-ce que la philosophie d’où sont extraites ces deux citations: « la sensation composée, faite de percepts et d’affects, déterritorialise le système de l’opinion qui réunissait les perceptions et affections dominantes dans un milieu naturel, historique et social ». « Produire une sensation qui défie toute opinion, tout cliché ». Le « système de l’opinion » étant synonyme du « bien connu » d’Adorno, c’est-à -dire des catégories préétablies.
De même pour Jacques Rancière, en particulier avec Le Spectateur émancipé, « le travail de l’image prend la banalité sociale dans l’impersonnalité de l’art, il lui enlève ce qui fait d’elle la simple expression d’une situation ou d’un caractère déterminé ». L' »impersonnalité de l’image » étant ce qui dans l’image, à savoir la dimension plastique, travaille à la neutralisation ou à la suspension des identités.
En somme, le retour au mode « classique » de la signification, qui n’est autre qu’un retour à l’idéalisme esthétique, met en crise la définition que la philosophique de l’art donne des relations entre les Å“uvres, les spectateurs, les critiques et le monde. D’une part, étant essentiellement discursives, les Å“uvres d’art contemporain recourant à l’allégorie substituent au «jugement esthétique» un «jugement de connaissance». D’autre part, si sa traditionnelle association à l’indicible fait de l’art un miroir de l’opacité du monde, la tendance allégorique de l’art contemporain va dans le sens d’une plus grande transparence, c’est à dire d’une réduction du monde à ce qui peut en être dit, et d’une confirmation des catégories en lieu et place de leur mise en suspend.
Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, Ed. de Minuit, Paris, 1998.
Clément Greenberg, La Peinture moderniste, Art and Literature, n°4, printemps 1965
Wassily Kandinsky, Sur la question de la Forme, L’Almanach du Blaue Reiter, Klincksieck, Paris, 1987.
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Denoël, Paris, 1985.
Lawrence Gowing, Cézanne : la logique des sensations organisées, Macula, Paris, 1992.
Erwin Panofsky, Idea, Gallimard, Paris, 1989.
Nelson Goodman, Langages de l’art, Hachette, Paris, 1990.
Craig Owens, «L’Impulsion allégorique : vers une théorie du postmodernisme», Art en théorie 1900-1990, Hazan, Paris, 1980
Thierry de Duve, Résonances du ready-made, Hachette, Paris, 1989.
Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, Sens, Tonka, Paris, 1997.
Jean Baudrillard, Illusion, désillusion esthétiques, Sens, Tonka, Paris, 1997.
Teodor W. Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, Paris, 2004.
Gilles Deleuze, Qu’est-que la philosophie?, Editions de Minuit, Paris, 1991.
Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008.