On se souvient de l’importante exposition «La subversion des images» que le Centre Pompidou a consacrée au début de la saison artistique aux rapports entre le Surréalisme et la photographie. Il en reste aujourd’hui un superbe catalogue qui, par sa qualité éditoriale, est d’ores et déjà indispensable. Une brillante et abondante iconographie, certes largement connue, est accompagnée d’une série de textes qui constituent un état de la réflexion sur la question en France. Assez pour qu’on leur accorde une attention vigilante.
A vrai dire, le titre de l’introduction «Changer la vue», emprunté à André Breton, installe d’emblée une réduction malheureuse de la «vision» à la «vue», et met hors circuit la notion de «visibilité» dont Michel Foucault a montré toute la fécondité.
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En outre, les cinq auteurs des textes, conservateurs de musée et professeurs, tous d’éminents historiens de l’art, étonnent par cette sorte de désarroi qui les traverse en constatant l’écart entre un usage massif et polymorphe de la photographie par les surréalistes et la «pénurie de discours» que ceux-ci lui ont consacrés. Comme si les usagers devaient être les théoriciens, fussent-ils artistes et intellectuels. Comme si le temps de l’usage devait coïncider avec celui de la théorisation. Comme si, enfin, une image «tant présente, tellement familière», ne risquait pas, en raison même de sa profusion, d’être dévaluée en tant qu’objet de pensée.
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Un autre type de désarroi, méthodologique celui-là , s’exprime encore dans l’introduction devant le «chaos visuel», l’hétérogénéité formelle, l’éclatement des approches, l’absence de «forme constante» et de «style propre à la photographie» surréaliste; et devant l’inadéquation des «outils traditionnels de l’histoire de l’art pour proposer une organisation intelligible» de cette profusion.
Après cet aveu d’impuissance de l’histoire de l’art en tant que lecture strictement esthétique — les formes, les auteurs et les styles —, une autre approche est proposée. Non plus celle des styles, mais celle des usages, des fonctions. Un fonctionnalisme destiné à «comprendre à quels fins les surréalistes ont utilisé la photographie».
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Cette sorte de repli forcé des nobles styles vers les triviaux usages, des sphères éthérées de la création et de l’esprit vers les basses zones du faire et de l’utilité, est louable. Mais il est vain.
Il aboutit à une suite linéaire de neuf essais: L’action collective, Le théâtre sans raison, La table de montage, Pulsion scopique, Le modèle intérieur, Écritures automatiques, Anatomie de l’image, etc.Â
L’addition de ces essais constitue en fait un catalogue hétéroclite des usages de la photographie surréaliste, mais elle échoue à leur conférer une intelligence, à tracer entre elles une ligne pertinente de cohérence.
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A l’histoire de l’art, et à la tentative fonctionnaliste — «tenant compte des plus récents acquis de l’histoire culturelle»! —, il manque en effet quelque chose de fondamental: une vision «politique» sur l’époque.
On décrit des pratiques, on relève des récurrences, on établit des connexions de tous ordres, souvent avec finesse ou érudition, mais sans dégager de cohérence et de principe pertinent d’unité au sein de la profusion des éléments épars. On reste confiné dans le territoire clos de la photographie, de l’art et de la littérature strictement surréalistes.
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En fait, par delà les singularités et le «chaos visuel» de leurs œuvres, les surréalistes se sont reconnus dans la commune différence qui les sépare des avant-gardes constructivistes. Les surréalistes et les constructivistes n’ont pas la même vision du monde, et n’en produisent pas les mêmes visibilités.
Pour les constructivistes, le monde est rationnel, sans arrière-monde, sans vérité cachée, ni transcendance: la raison, le progrès et la technique en sont les principales forces.
Pour les surréalistes, au contraire, le monde est feuilleté, composé d’un enchevêtrement de strates: le réel, qui est la plus immédiate, est agrégé à d’autres strates qui constituent la galaxie du surréel, que les surréalistes se sont fixé pour mission esthétique de découvrir, d’explorer, de mettre en lumière.
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Aux constructivistes, qui se projettent dans un devenir-autre du monde, s’opposent donc les surréalistes, qui sont en quête d’un outre-monde — merveilleux, étrange, menaçant, spirituel —, supposé être souterrain, au-dessus, à l’intérieur ou à rebours de ce monde-ci.
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Aussi, les regards des uns et des autres ne sont-ils pas orientés de la même façon.
Les constructivistes suivent les devenirs du monde, ses mouvements au rythme du progrès. Les surréalistes qui, à l’inverse, dirigent leurs regards vers le surréel, inscrivent leurs œuvres dans une vaste tentative de percer la carapace du réel, d’ouvrir les choses, de briser les normes, de capter les signes de la part surréelle du réel.
Alors que les constructivistes construisent rationnellement, les surréalistes déconstruisent et tentent de faire à toute force éclater les rationalités et les normes. C’est cela qui scelle l’unité et la congruence des œuvres surréalistes; c’est cela qui définit un ordre de visibilité, et qui pourrait bien constituer un style.
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Ainsi compris, le style n’a évidemment rien de commun avec ce qui prévaut en histoire de l’art. Au lieu d’une conception formaliste du style, fondée sur de plates similitudes et récurrences formelles, il s’agit d’un style basé sur un nœud commun de forces actives dans les œuvres — fussent-elles dissemblables dans leurs formes comme dans leurs objets.
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L’unité stylistique des photographies surréalistes ne réside donc pas dans les choses figurées, ni dans un quelconque isomorphisme, ni même dans les qualités sensibles des images, mais dans les manières dont elles ouvrent les choses, dont elles distribuent l’opaque et le transparent, le vu et le non-vu. Autrement dit: leur unité stylistique provient de leur appartenance à une même posture esthétique, un même ordre de visibilité.
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Au lieu d’être regroupées selon de fausses unités de fonctionnalités, les photographies devraient plutôt l’être selon leurs manières de fendre la carapace du réel, de distordre les normes, et, en l’occurrence, de contrevenir allégrement aux préceptes moraux de l’époque.
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Un premier pôle, celui de la matérialité, pourrait rassembler tous les clichés de choses matérielles, banales et triviales qui traduiraient que le surréel — merveilleux, insolite ou terrifiant — apparaît tour à tour dans certaines rencontres fortuites du quotidien, dans une extrême proximité avec les choses, et dans les profondeurs obscures et mystérieuses de la matière.
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Un autre pôle, en quelque sorte opposé, serait consacré aux aspects spirituels du surréel: l’esprit, l’au-delà , ou le spiritisme, aussi bien que les lumières venant d’en haut — depuis les vues de feux d’artifices (Man Ray) jusqu’au célèbre cliché d’Atget, Avant l’éclipse, place de la Bastille, montrant un groupe de gens aux regards aspirés par la lumière céleste. A ce pôle ferait également partie la section du catalogue intitulée «Le modèle intérieur. La vue renversée», consacrée aux visions intérieures, aux expressions photographiques de la pensée et de l’inconscient.
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Le jeu et le sexe occupent également une place majeure dans la photographie surréaliste.
Si les clichés de groupes expriment la réalité d’un mouvement et d’un esprit collectif, ils sont pour la plupart parsemés de facéties, de gags, de pantomimes, de grimaces, de rires, de faux airs sérieux ou inspirés, qui rompent avec la rigidité des attitudes de l’époque, et qui font apparaître la quête du surréel comme un grand jeu collectif loufoque visant à opposer au monde sérieux et compassé l’alternative libertaire d’un gouvernement du rire et du jeu.
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L’importance du corps et du sexe dans la photographie surréaliste est assurément inséparable d’un projet politique d’inverser esthétiquement l’ordre en vigueur du permis et de l’interdit, du montré et du caché, du vu et du non vu. Il s’agit notamment d’inventer de nouvelles visibilités du corps et, dans le sillage d’Antonin Artaud, de bouleverser «l’organisation organique des organes» en inventant un œil-nombril (Emile Malespine), un pied-main (Jacques-André Boiffard), un nez-sexe (Léo Malet: «Ne pas voir plus loin que le bout de son sexe»), évidemment un sexe féminin bouche ou moule (Raoul Ubac). Quant à Hans Bellmer, avec sa célèbre poupée et ses corps de femmes ficelés, il décline une longue série de corps déstructurés et désarticulés, dont l’organisation organique n’appartient plus au monde réel.
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Il ne s’agit pas là de thèmes, ni de regroupements formels d’images, mais de visibilités, parce que la photographie surréaliste a, avant tout, été une machine collective à produire des visibilités nouvelles, à faire advenir à la lumière d’autres aspects du monde, et pour cela, à transgresser les normes et rigidités de l’époque: la morale, les corps, le sexe, la raison, le progrès, etc.
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En sortant de la double impasse de l’histoire de l’art et du fonctionnaliste, la notion de visibilité pourrait bien permettre une appréhension intensive — et politique — du style, de l’art et des images. Subvertir l’histoire de l’art, même dans «ses plus récents acquis».
André Rouillé.
Lire
La Subversion des images, éd. Centre Pompidou, Paris, 2009, 479 p.
Textes et introduction par Quentin Bajac, Clément Chéroux, Michel Poivert, Philippe-Alain Michaud, Guillaume Le Gall