Le geste inaugural de Marcel Duchamp élevant au rang d’œuvre d’art un simple porte-bouteilles acheté au BHV (1914) a été suffisamment fort pour ébranler l’art et l’esthétique de tout le XXe siècle, et pour nourrir les polémiques les plus folles. On se souvient, il y a peu en France, de la haine manifestée à l’encontre de l’art moderne par un quarteron d’intellectuels qui ont fini par échouer en groupe dans une revue d’extrême droite.
Comme Duchamp, nombre d’artistes des avant-gardes du XXe siècle ont conféré une valeur artistique et un surplus symbolique — une forme de transcendance — à des objets ordinaires, utilitaires et pauvres. Des théoriciens comme Arthur Danto, l’auteur du célèbre Transfiguration du banal, ne se sont par exemple jamais remis de cette résonance du ready-made qu’a été l’exposition des boîtes de tampons à récurer Brillo ou de soupe Campbell par Andy Warhol en 1964.
Le monde, et pas seulement celui de l’art, a depuis beaucoup changé. On peut aujourd’hui recevoir par courrier électronique ce type d’annonce: «L’hypermarché itinérant d’Art contemporain. Tournée Europe 2003. La caravane de l’art fait escale à Paris à la Samaritaine». Site internet à la rescousse, il s’agit du «Big Bazart». Avec le boniment d’usage : «Révéler des nouveaux talents, mettre l’art à la portée de tous, c’est notre raison d’être depuis 1994».
Plus de mille «œuvres originales sur papier, en libre-service, de 60 à 160 euros [sont] à découvrir en toute liberté». Certaines œuvres de grand format coûtent de 360 à 760 euros. En outre, «dans leur Artotem, 50 pièces uniques, sous plastique avec leur prix indiqué, [sont] à admirer, choisir, toucher et emporter».
Beau mélange de rhétorique épicière («sous plastique avec leur prix indiqué»), de clichés sur l’art (l’unicité), de démagogie anti-élitaire en direction de la clientèle modeste du supermarché («mettre l’art à la portée de tous»), et de fanfaronnade démagogique («révéler des nouveaux talents»), etc.
Bref, c’est la revanche du supermarché sur Duchamp !
Après avoir alimenté métaphoriquement et pratiquement l’«art contemporain», le bas commerce s’en sert à son tour d’argument publicitaire. Comme ces anciennes vedettes de la chanson qui achèvent leur carrière en animant des goûters dansants, l’«art contemporain», réduit à un pur vocable vidé de contenu et de sens, peut-être aujourd’hui convoqué pour donner un semblant de consistance à de l’imagerie de supermarché.
Le marché de l’art convertit des œuvres en marchandises, le supermarché tend à faire passer des marchandise pour des œuvres. La différence est plutôt rassurante. Mais la logique marchande est implacable et ravageuse. Le spectre du «bazart» hante l’art…
André Rouillé
_____________________________
Lars Nilsson, Game is over, 2000. Installation : quatre mannequins revêtus de tissu Burberry. Dimensions variables. Photo : paris-art.com ; Courtesy Palais de Tokyo.