ÉDITOS

La (rétro) photo humaniste

PAndré Rouillé

Aurions-nous si peur du présent et du futur, en France, pour nous enfermer à ce point dans le passé et la nostalgie ? C’est l’une des questions qui viennent à l’esprit devant l’omniprésence de la «photographie humaniste» dans le paysage français des expositions et de l’édition.
Izis, Édouard Boubat, Brassaï;, Robert Doisneau, Willy Ronis, Marcel Bovis, René-Jacques, Jean Dieuzaide, Janine Niépce, etc., et évidemment Henri Cartier-Bresson, bénéficient depuis une vingtaine d’années d’un écho que leur incontestable talent et l’indéniable qualité de leur œuvre, à eux seuls, ne sauraient expliquer.
Après avoir consacré une importante exposition à Willy Ronis, la Ville de Paris vient de récidiver, exactement un an après, avec Robert Doisneau dont 280 clichés de la période 1934-1991 vont occuper pendant quatre mois (19 oct. 2006-17 févr. 2007) la salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville, au cœur de la capitale.
Simultanément, et non loin, la Bibliothèque de France (site Richelieu) présentera «Autour d’Izis, Boubat, Brassaï;, Doisneau, Ronis et les autres. La photographie humaniste, 1945-1968» (31 oct. 2006-28 janv. 2007) : une exposition des photographes humanistes les plus célèbres qui ont, avec d’autres moins connus, «nourri de leurs images le paysage visuel des Français de l’après-guerre à travers revues, ouvrages, calendriers, agendas ou affiches»

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La lecture du programme du Mois de la Photo permettra de compléter la liste des expositions consacrées aux «photographes humanistes»…

Car ces images constitutives du «paysage visuel des Français de l’après-guerre», on nous les ressert encore et encore, cinquante ans plus tard, jusqu’à plus soif. Mesdames et messieurs les commissaires, les galeristes, les responsables culturels, les éditeurs, etc., épargnez-nous cette immersion forcée dans les inévitables «photographies humanistes» qui ornent les calendriers, occupent les rayons de librairies, sont omniprésents dans les magazines, les agendas, les cartes postales, les posters, et même les cahiers de textes de nos enfants.
Izis, Boubat, Brassaï;, Doisneau, Ronis et les autres : de leurs clichés vous avez, souvent à leur insu et au détriment de leur œuvre, fait des stéréotypes visuels qu’on ne peut plus regarder à force de les avoir vus et revus. Qui saturent les regards et bloquent les pensées.
Car les reporters «humanistes» n’ont pas seulement enregistré l’état de la France en train de se relever du traumatisme de la guerre, ils ont tissé un tableau idéalisé et nostalgique du peuple et de la société dont la fonction politique aura été de travestir deux fois la réalité du monde : celle d’hier et celle d’aujourd’hui.

Le credo humaniste de ces clichés pris aux lendemains de la guerre constitue en effet une tentative, plus spontanée que concertée, de répondre à l’effondrement que subissent l’humanisme et l’idée même d’homme à la découverte des camps nazis. Occulter l’horreur en la recouvrant en quelque sorte par son image inversée ; redonner par la photographie foi en l’homme et à la vie.

Aujourd’hui, la surexposition des œuvres «humanistes» vient recouvrir un autre type d’horreur, évidemment incomparable avec la barbarie qui a pétrifié d’effroi le monde de l’après guerre, mais l’horreur bien réelle produite par l’économie libérale mondialisée qui accroît la misère, qui réduit les hommes à l’état de marchandise interchangeable sans précaution ni respect, qui jonche les trottoirs des villes des pays les plus riches d’hommes-déchets — sans domicile, sans travail, sans droits ni voix, et sans espoirs…
L’inflation des expositions de «photographies humanistes» contribue à faire oublier ces drames du monde d’aujourd’hui au profit d’une vision nostalgique et idéalisée du passé. «La photographie humaniste plaît toujours beaucoup, commente Laure Beaumont-Maillet de la Bibliothèque nationale de France. Les gens ont besoin de voir une certaine forme de beauté et de poésie, d’idéal. L’actualité est tellement brutale et sauvage, la violence des images que l’on diffuse est souvent insoutenable» (Connaissance des arts, Spécial photo 10, p. 65).

Les clichés «humanistes» servent ainsi à apaiser en servant d’antidote à la dureté du monde contemporain, mais aussi de contrepoints iconiques aux théories de Michel Foucault selon lequel «l’homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, [qui] disparaîtra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle» (Les Mots et les Choses, p. 15).
A ceci près que le déclin de l’idée d’homme au cours du dernier demi-siècle est moins dû à l’évolution des savoirs qu’à la barbarie nazie et aux effets sociaux (et militaires) de l’économie mondialisée.

L’inflation de la «photographie humaniste» vient donc, dans le champ de la culture, en réaction à cette réalité d’aujourd’hui que tente de rendre visible une photographie qu’on qualifiera d’«humanitaire». L’une et l’autre se distinguent par une véritable inversion du contenu des images. Aux thèmes humanistes de travail, d’amour, d’amitié, de solidarité, de fête ou d’enfance, a succédé le registre humanitaire : la catastrophe, la souffrance, la pénurie, la maladie.
Le peuple dominait l’univers humaniste: souvent exploité et miséreux, il était toujours au travail, en lutte, en action, ou au repos, c’est-à-dire en vie. L’imagerie humanitaire ne retient, elle, que les exclus de la société de consommation, que les victimes prostrées de ses dysfonctionnements, que des individus livrés à leur souffrance, désocialisés, sans alentours ni milieu.

D’un côté, des personnes fortement territorialisées : entourées de leurs proches, présentées dans leurs lieux familiers, et nettement assimilées à une classe sociale, une usine ou un groupe. De l’autre côté, des individus hors-territoire, sans points de repère ni lieu d’ancrage, sans horizon : coupés du collectif, seuls face à leur douleur, avec l’aride anonymat des lieux d’assistance pour unique réconfort. Ici, l’énergie et la vie irriguent les images ; là, la mort, l’impuissance et la résignation les vident de leur substance.

La «photographie humaniste» était, dans ses thèmes comme dans ses formes, animée par la perspective d’un monde meilleur; la «photographie humanitaire» suggère au contraire que croire en ce monde-ci, en un autre monde, ou en un monde transformé, est aujourd’hui devenu impossible. Avec elle, l’intolérable n’est plus la violence brutale et spectaculaire de la guerre, mais celle, insidieuse et sourde, de l’impuissance. La résignation a remplacé la révolte et la lutte, tandis que l’exclusion frappe inexorablement.

Alors que les photographes «humanistes» ont, dans la presse, voulu dépasser le traumatisme de la guerre et réenchanter le monde à partir d’une foi toute moderne dans le genre humain et son avenir, la place démesurée qui est aujourd’hui accordée à leurs travaux dans le champ culturel vise, de façon aussi dérisoire qu’inconsciente, à détourner «les gens» des dures réalités du monde. Ce en quoi la «photographie humaniste» a été et reste (différemment) éminemment politique.

André Rouillé

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Xavier Zimmermann, Sans titre, 2006. Impression couleur sur aluminium. 125 x 150 cm ou 75 x 60 cm. Courtesy galerie Polaris, Paris.

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