— Éditeur(s) : Paris, L’Harmattan
— Année : 2002
— Format : 21,50 x 13,50 cm
— Illustrations : aucune
— Page(s) : 188
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-7475-2828-6
— Prix : 15 €
La production industrielle de l’image
par Michel Porchet
Deux mutations techniques sont symptomatiques de la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle :
– l’apparition, vers 1880 en horlogerie, des pièces interchangeables qui banalise les multiples,
– l’apparition, vers 1900, de l’organisation scientifique du travail de Taylor, qui confisque, au bénéfice du service des méthodes, le savoir-faire de l’atelier et rend les hommes interchangeables dans l’usine.
On a ainsi réalisé, en deux étapes, la reproductibilité mécanique des objets mécaniques par des agents anonymes. Il est aussi possible de retenir deux traits de l’actuelle révolution industrielle :
– elle liquide les savoir-faire industriels, en ne se limitant plus seulement à ceux des exécutants mais en touchant aussi ceux des concepteurs,
– elle se dit, par un fréquent paradoxe de langage, « post industrielle » alors que tout y est devenu industrie.
Comment naît un objet, pourquoi les énormes moyens techniques qu’apporte l’informatique favorisent-ils l’industrialisation mais pas la véritable création d’un artefact ? J’ai pensé pendant longtemps que la création technique, par ses côtés répétitifs et son caractère plus répandu, était proche des conditions classiques de l’expérience scientifique (indépendance du sujet, reproductibilité, etc.) et se prêtait bien à l’étude de la création. Je suis aujourd’hui convaincu que cette approche ne permet pas de mieux comprendre l’activité créative du cerveau humain. Si le technicien et l’artiste ont, pour l’essentiel, le même cerveau, leurs situations respectives sont totalement différentes. Pour le premier, l’impératif est économique et, s’il prend en compte les besoins ce sont les besoins solvables. La création technique est un carcan, le travail pour un maître est une aliénation. Le rôle du désir est fondamental, le corps participe aussi. Les questions de la relation de la plasticité à la création et de l’absence de plasticité des ordinateurs et des procédures qu’ils engendrent se profilent là .
La notion de plasticité ne peut être étendue à l’ordinateur. L’extension du langage est source d’idéologisation. Il est possible d’étendre très loin des notions comme celle de plasticité ou de langage. Il peut être légitime de parler de la plasticité du langage, tout comme il est possible de disserter sur le langage de la plasticité. La création par l’intermédiaire d’une machine liquide le contact avec la matière, donc l’intervention du corps. L’utilisateur se trouve en quelque sorte privé de son corps, du geste, de l’outil prolongement de la main. Il est difficile d’organiser un espace qui n’est perceptible que par l’étroite fenêtre de l’écran. La création devient écriture dans la confusion des sens.
L’ordinateur est le produit d’une histoire complexe. Il n’a pas plus d’inventeur que la roue ou le tour de potier. La prise en compte des processus qui ont conduit aux machines actuelles est indispensable pour saisir ce qui ressort de l’essence de ces machines et ce qui ressort des idiosyncrasies dues aux conjonctures de leur histoire concrète. Pour élargir la clientèle potentielle, il fallait rendre les machines plus conviviales, c’est-à -dire plus proche de la culture de la clientèle visée. Une bataille commerciale intense s’est déroulée pour conquérir le poste de travail de la secrétaire et, plus largement, des employés de bureau, marché sans commune mesure avec celui détenu alors par les gros ordinateurs et les micro-ordinateurs « scientifiques ». Le paradigme du bureau a contaminé toute l’informatique. L’esprit des utilisateurs est tellement conditionné que l’on passe pour un vieux grincheux si l’on avoue que l’on déteste se promener dans un monde dont l’esthétique et le mode de fonctionnement oscillent entre le centre d’impôts et le catalogue de vente par correspondance.
L’informatique d’aujourd’hui se gargarise du terme « interactif », à tel point que l’on peut croire que les informaticiens auraient, sinon inventé, à tout le moins découvert l’interactivité. Or, l’informatique s’est tout d’abord caractérisée par l’absence totale d’interactivité.
La convivialité des machines ou ce que l’on nomme convivialité a un prix. On a quitté un univers logiciste pour un monde qui peut évoquer le comportement du vivant. On en arrive à ce que j’appelle le paradigme du chien : « Si votre comportement est adéquat, adéquat ne se confondant pas avec rationnel, vous obtiendrez de votre chien/ordinateur en gros ce que vous en attendez. Sinon … » Une certaine connaissance de la psychologie du chien est indispensable, mais la connaissance des circuits de synapses du chien, n’est ni possible, ni pertinente pour diriger son éducation.
Un ordinateur est une machine physique. La lumière, les courants électriques appartiennent au monde de la matière. Je ne parviens pas à qualifier d’immatérielles des images auxquelles je n’accède que par l’intermédiaire de machines incorporant des milliers d’années-homme de travail. La singularité de ces machines, qu’elles partagent avec les objets qu’elles produisent, ce qui peut conduire à les regarder comme presque immatérielles est la façon dont elles incorporent du travail social. À quelques éléments marginaux près (le boîtier, les cartes nues, les connecteurs, etc.), il faut la même quantité de travail pour concevoir et produire un, dix, voire dix milles ordinateurs et les logiciels qu’ils contiennent.
Le mot « virtuel », adjectif signifiant « ce qui n’est qu’en puissance » ou en devenir, qui est à l’état de simple possibilité dans un être, est aujourd’hui tantôt utilisé en adjectif, tantôt en substantif pour désigner une technique, un mode d’élaboration de l’image et une représentation d’un monde. Pour le physicien, le virtuel désigne le possible, le probable. Le virtuel n’est pas le contraire du réel. Il s’oppose au formel qui ne considère que la forme, abstraction faite de la matière, et à l’actuel, ce qui est en acte et non potentiel. Il n’est pas le faux, l’illusoire, le fictif, le trompeur etc., mais un mode particulier d’existence de la réalité. Dans la réalité virtuelle des nouvelles technologies, l’image cesse d’être une représentation pour devenir un lieu dans lequel on se déplace par l’utilisation d’une manette ou d’une commande. Le passage au virtuel se caractérise habituellement par trois données propres à l’image : l’immersion, la navigation, l’intervention.
L’image construite sur un modèle ou codée par un texte acquiert la liberté du langage, elle échappe aux contraintes du temps et de l’espace. Elle permet de visualiser l’infiniment petit comme l’infiniment grand, quelle que soit la durée du phénomène, de la nano-seconde jusqu’aux milliards d’années. La circulation des quarks comme des collisions de galaxies peuvent être montrées. Une particularité, qui oppose images et sons de synthèses aux images argentiques et aux sons des instruments traditionnels, est le fait qu’inévitablement, par leur caractère même, ils s’appuient sur une théorie de la perception. Une image informatique est créée par l’affichage ou l’impression sur un support physique (aujourd’hui presque toujours bidimensionnel (écran, film, feuille de papier)), parfois stéréoscopique (casque de visualisation) du résultat de l’application d’un certain nombre de méthodes de traitement à un ensemble de données. Les terminologies actuellement adoptées ne sont pas satisfaisantes. La formule « image de synthèse » tend à opposer ces images à des « images naturelles ». les termes « image numérique » ou « image numérisée » évoquent l’idée de la traduction de l’image en nombres. Or, l’hétérogénéité des méthodes de codage et de traitement est telle que l’on ne peut attribuer que fort peu de propriétés pertinentes à ces « nombres ». Tout code est réductible à des nombres que l’on peut finalement écrire sous une forme binaire. La terminologie anglaise « data-driven image » (image pilotée par des données) est meilleure.
Dans l’ordinateur, l’image est codée par un texte situé quelque part entre une langue purement formelle et une langue naturelle. Il y a une vingtaine d’année encore, on archivait les données sous la forme d’une liste de caractères (lettres et signes ASCII) lisibles par l’homme (en anglais « Man Readable »). La rédaction et la maintenance de programmes de traitement étaient plus facile d’où une certaine indépendance par rapport aux systèmes qui avaient créé ces données. Cette façon d’archiver les données ; garantissant ainsi leur pérennité indépendamment des relations avec un fournisseur.
Actualisée, l’image pourra, au même titre que l’image peinte ou la photo révélée, être examinée en tout temps. Par contre, si elle garde une trace plus ou moins visible de son origine numérique, l’image actualisée a irrémédiablement perdu le code dont elle est issue. L’image sur l’écran de l’ordinateur et l’image imprimée ne sont plus virtuelles mais elles sont devenues analogiques donc soumises à tous les aléas d’une reproduction que l’on ne peut faire à l’identique. L’image écran et l’image imprimée diffèrent par leur durée de vie. Fugitive, l’image écran doit être régénérée plusieurs fois par seconde en relisant la mémoire image. Une fois imprimée, l’image peut durer plusieurs années. L’image se fait lieu de rencontre entre un intelligible qui n’est que virtuel et un sensible qui ne l’est qu’imparfaitement car l’image infographique jouit trop souvent de la crédibilité que lui donne le fait d’être une fenêtre ouverte sur le monde très platonicien des modèles et non sur une réalité impure. Le texte qui code l’image peut être reproduit sans perte. La copie ne se distingue en rien de l’original, elle est un original susceptible à son tour d’être copié sans perte et à des coûts dérisoires. Il n’y a plus alors de génération qui sépare un original de ses copies. Ainsi, de linéaire qu’elle était à l’époque de la reproduction mécanique, la propagation de copies devient exponentielle à l’époque du codage textuel de l’image. Étrange monde où la copie du code de l’image à l’identique est possible à l’infini, mais où la production de l’image visible est un des procédés mécaniques les plus aléatoires.
Plus personne n’envisage que la nouvelle économie domine et asservisse rapidement l’économie traditionnelle. Malheureusement, vaincues les utopies se retournent contre leurs auteurs. Les irruptions de la propriété intellectuelle, du droit des marques, des mécanismes de censures montrent déjà que la fin de la récréation a été sonnée. Les artistes sont ballottés dans ces mutations. Poussés par les sociétés d’auteurs, certains deviennent complices de la normalisation. D’autres tentent de développer des concepts et des pratiques nouvelles sans qu’il soit toujours facile de trancher entre blagues de potaches et mouvements faisant réellement sens. Le poids de l’industrie culturelle croît. Il serait illusoire de croire que les maîtres des grandes multinationales de la communication, les J6M et consorts laisseront plus de place à l’art que les maîtres de forge du XIXe siècle. Le XXe siècle a vu à la fois la remise en cause radicale du programme de Vasari et l’apparition, grâce à l’ordinateur, du moyen de passer directement d’un langage à la forme sans qu’intervienne un quelconque savoir-faire manuel, mais comme c’est aussi le cas pour l’ouvrier ou l’artisan personne ne considère cela comme un progrès. L’art entretien une relation étroite à sa surface d’inscription. Les supports numériques renouvellent incontestablement cette dernière. La propriété la plus importante de cette nouvelle surface est certainement son éclatement. La surface d’inscription fondamentale est sans conteste le code qui décrit les procédures d’actualisation de l’image virtuelle. La surface d’inscription du code lui-même ne joue qu’un rôle secondaire. Toute surface, que l’on peut décomposer en zones possédant deux états distincts, convient si elle satisfait aux critères de capacité, de débit et de pérennité des données. Le code donne des instructions qui doivent être mises en œuvre par le système informatique. L’image physique est finalement créée, souvent par un balayage récurrent qui recrée l’image une centaine de fois par seconde. Cette recréation permanente montre bien que l’écran n’est pas véritablement une surface d’inscription. La description des procédures n’est pas complète, une partie importante est décrite par des codes abscons dont les clés sont dispersées dans le système technique. Le texte décrivant l’image peut être regroupé ou dispersé dans l’ensemble du système informatique. Par sa nature même, le code peut être décomposé jusqu’à un niveau où il ne porte plus aucun ancrage signifiant dans le réel. Il devient alors pure convention. La surface d’inscription numérique met en cause l’unicité de l’objet mais aussi son unité. Ce n’était pas le cas de la majorité des objets supports de connaissance du passé comme un tableau de maître ou un violon de grand luthier. En fait d’accès à la chose, le spectateur éduqué réalise vite qu’il n’accède même pas à l’œuvre originale mais à une instanciation de celle-ci, échappant largement à l’artiste car soumise à l’évolution industrielle. Il a dû se convaincre du caractère trompeur du terme « réalité virtuelle ». Les mondes aujourd’hui simulés dans les ordinateurs ne sont le virtuel d’aucune réalité. Toutes les tentatives d’actualisation de ces modèles ont à ce jour échoués.
Une fable grossière
Un plasticien, peut-être par amour de l’étymologie, travaille une masse d’argile à laquelle il souhaite donner une forme, dont il a une image mentale précise. Il utilise ses yeux et ses mains pour saisir la forme et ses mains pour la transformer sans se poser la question d’un langage capable de traduire, autrement que poétiquement, son action. La plasticité même de l’argile fait qu’il n’est pas besoin d’une autre surface d’inscription de l’objet ou du processus en cours que l’objet lui-même.
La construction d’un système programmé capable de travailler la même masse d’argile va imposer de définir un langage de description des actions de la main. Même en choisissant de simplement déléguer ces actions à un opérateur humain, le travail impose que l’auteur et l’opérateur se comprennent donc qu’ils partagent le même modèle ou à tout le moins la même conception de la main. Le deuxième niveau consisterait à construire un véritable automate. Là , une conception de la main de l’homme dans son rapport au modelage de l’argile sera indispensable à la création d’une main artificielle, puis un modèle de cette main sera nécessaire à la création du langage de programmation. Une main anthropomorphe n’est pas forcément la solution optimale du point de vue technique, mais elle sera plus facile à mettre en œuvre par un non-spécialiste de la robotique. Mis à disposition du plasticien, pour créer ses propres objets, ce langage lui permettra de ne plus se salir les mains et de rejoindre, sans conteste, le territoire merveilleux des arts libéraux.
C’est là que peut intervenir le fabricant de machines destinées à la pâtisserie. Il a développé un automate capable, programmé de façon pertinente, de produire les merveilles qui nous éblouissent dans les vitrines de certains magasins. Le fabricant propose au plasticien d’utiliser son automate et lui dit : « je sais ce que sont la main et les matériaux plastiques, prend mon système, essaie le et j’y ajouterai par la suite quelques fonctions nécessaires pour toi et que je saurai bien vendre aux pâtissiers ». C’est ainsi que ce plasticien découvre avec émerveillement le langage plastique des pâtissiers. Depuis, il affiche son combat pour un art néo-kitch, seul capable de sortir l’art contemporain de son marasme et de rétablir les liens avec les vrais gens.
Prise au pied de la lettre, la fable n’a qu’un rapport lointain à la réalité. Par contre, si l’on remplace le plasticien par un homme d’image ou un musicien, elle rejoint une certaine réalité. Les exemples de systèmes techniques, fondés sur une vision réductrice de la perception et débouchant sur une grande réduction des probables et même des possibles, ne manquent pas.
La nouvelle surface d’inscription offerte par l’informatique, c’est-à -dire le code, n’accueille pas l’œuvre, mais l’œuvre virtuelle. Elle ne s’actualise que par la médiation de l’ensemble du dispositif technique mis en œuvre.
L’auteur
Michel Porchet est professeur, ingénieur, docteur en sciences techniques. Il a créé le Laboratoire de conception assistée par ordinateur de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il est actuellement coordinateur pédagogique au Fresnoy, Studio national des arts contemporains à Tourcoing.