Lorsqu’un commissaire prend pour thème de son exposition, comme point commun aux Å“uvres qu’il choisit, un refrain aussi vague que celui des signes, il court et le risque de l’hermétisme du propos, et celui de l’hétéroclisme de la sélection. Et l’on en a tant vu de ces grandes dames de l’idée empeser leurs robes de surplis et d’ourlets, exagérer le galbe de leur croupe de telle sorte que la largeur du concept révélait déjà la confusion des dessous. «La planète des signes» est bien hétéroclite mais elle n’est pas confuse, et lorsqu’elle affleure l’hermétisme, elle sourit et nous confie les codes.
Le signe est, dans l’œuvre d’art, cet élément graphique qui participe de son mystère ou lui nuit. Lorsque le cercle et le triangle, et l’infini de leurs combinaisons, comparaissent dans l’œuvre, elles constituent des symboles, c’est-à -dire que par eux-mêmes ils signifient quelque chose qui est hors d’eux-mêmes; le cercle se retourne sur lui-même — se clôt — pour s’excéder et renvoyer au monde, à l’univers dont il a reproduit la sphère.
Si le signe ne se dépasse pas, si sa puissance, sa capacité à signifier n’est plus liée à l’œuvre qui le voit naître et au monde qui le regarde, s’il devient totalement autonome il gagne en énigme ce qu’il perd en mystère, il devient une grammaire passion des grammairiens, superbe comme de l’héraldique ou triste comme de la sténographie; mais dans les deux cas, il ne parle plus au monde ni à l’œuvre, seulement à leurs initiés. Son autonomie ou son hétéronomie — sa capacité ou non à demeurer près de l’art et, partant, d’approcher la politique et la science — dépendent de sa forme et des formes qui le cernent; la signification artistique du signe dépend de sa dépendance.
L’exposition «La planète des signes» met en évidence cette infinité des usages signifiants des signes. L’usage politique, scientifique ou artistique du signe n’est guère plus évident que dans l’entreprise saugrenue de Raphaël Zarka. Passablement monomaniaque, ce jeune érudit a résolu de composer un catalogue raisonné des rhombicuboctaèdres à travers le monde sur la période 1485-2009.
Le rhombicuboctaèdre est une figure géométrique de type polyèdre (figure à plusieurs faces) composé de huit faces triangulaires et de dix-huit carrées; l’ensemble a l’aspect d’une sphère que l’on aurait escamotée afin d’entraver son roulement tout en le laissant possible.
La fascination de Raphaël Zarka pour cette forme l’a mené à l’obsession qui, on le sait, conduit tout droit à la collection. Cependant, sur le chemin de la passion à la raison, Raphaël Zarka n’a pas laissé son amusement et c’est avec gourmandise qu’il évoque les dizaines de rhombicuboctaèdre qu’il a répertoriés à travers le monde. Du diaporama commenté qu’il propose au visiteur, on apprend que la figure sert aussi bien de brise-lames aux abords des côtes, de cœur architecturé de la bibliothèque nationale de Biélorussie ou de blason à l’Ordre des notaires parisiens.
Roger Caillois, dont Raphaël Zarka se réclame, avait entrepris une étude systématique et poétique semblable qui portait, quant à elle, sur les minéraux afin de démontrer que la nature de notre monde recèle un certain nombre fini de formes données plus ou moins complexes dans lesquelles tous les hommes de tous temps ont puisé pour créer. Ce glissement de l’observation géologique à la conceptualisation géométrique constitue la trame des Microgrammas (2009) d’Irene Kopelman, vaste reproduction d’un cabinet d’études formelles des minéraux, qui entrouvre un nouveau seuil, celui qui fait entrer le géométrique dans l’artistique.
En regard des signes rigoureux (et pourtant presque naïfs encore) des tableaux suprématistes de Malevitch, s’étale l’abondance complexe, touffue des collages et griffonnages de Cy Twombly et, plus loin, la nouvelle signalétique de Matt Mullican, disert producteur d’une héraldique inédite, de bonshommes fils de fer dont chaque attitude renvoie plus ou moins arbitrairement à une émotion aussi précise et vague que, par exemple, la jalousie.
La vastitude de l’assemblage in situ de Matt Mullican fait pendant à une autre installation d’ampleur, celle exposée par l’association de lutte contre le Sida Act Up. Collage brutal qui reprend les affiches et les tracts diffusés en France depuis sa création au début des années 1980 et fait pénétrer l’exposition —nouveau glissement— sur la place politique, celle où le signe, le triangle rose, devient affirmation d’une lutte, l’expression d’une identité héritée de l’histoire commune de la persécution et de l’oppression (les homosexuels déportés en Europe par le nazisme portaient ce triangle rose, la France n’a officiellement reconnu la particularité de ces 40 000 morts qu’en 2002).
La radicalité des images et des slogans d’Act Up, qui dénoncent l’irresponsabilité des responsables politiques face au Sida, incompétence mâtinée de préjugés religieux, frappe encore l’œil comme ce Par le sang, par le sperme, par la loi au moment où notre ministre de la Santé a pu signer sans coup férir un décret excluant les homosexuels du don du sang en janvier dernier.
Ce radicalisme de principe a parfois plongé Act Up dans l’embarras médiatique, ici il embarrasse plutôt les effets propres et anecdotiques de certains artistes comme Jean-Luc Moulène ou Suzanne Treister.
Peut-être d’ailleurs la thématique de l’exposition outrepasse-t-elle son rôle et arbitrairement préfère Act Up ou le Colectivo de Acciones de Arte (CADA) chilien à d’autres utilisateurs politico-artistiques des signes, éventuellement plus pertinents. Peut-être ne borne-t-elle pas suffisamment les usages des signes. Mais c’est que Lotty Rosenfled, militante du CADA, qui peint de grandes croix blanches sur toutes les routes du monde, brouille précisément ces frontières. C’est que l’usage du signe justement, comme élément esseulé et plein du sens, décrit la courbe de la création, incessant retournement de la culture sur elle-même, sur la nature, du signe qui est au signe qui devient pour être à nouveau, comme toute pierre précieuse, signe ostensible de la nature, étudié, classé, taillé en ce que pour l’homme tout rhombicuboctaèdre est un rubis qu’il expose.
Corey McCorkle
— Heiligenschein, 2004. Bois et lumière
Lotty Rosenfeld
— Una milla de cruces sobre el pavimento, 1979.
Thomas Hirschhorn
— Jeudi 17.1.1991—Jeudi 28.2.1991, 1991. Carton aggloméré, bois, adhésifs, imprimés, papier. 250 x 100 x 100 cm.
Matt Mullican
— Sans titre, 2009. Installation in situ, matériaux divers.
Jean-Luc Moulène
— Mondex, Paris mars 2006. Bassines. 42 cm.
— Soleil Pâle, Port Manech, 15 mai 2006. Photographie en noir et blanc. 69 x 69 cm.
— No Pentagram, 2006. Feutre noir sur papier. 79 x 71 x 4 cm.