On perçoit ainsi nettement combien la photographie de presse a basculé du côté de l’expression en raison, notamment, de la place désormais seconde qu’elle occupe dans le vaste système contemporain de l’information. L’hégémonie de la télévision a transformé les pratiques et les formes de la photographie d’information en favorisant le retour de deux grands refoulés des pratiques documentaires: l’auteur singulier et l’écriture photographique libre qui, dans les images, prévalent désormais sur l’enregistrement des choses et des événements.
L’individualité du photographe et les formes photographiques viennent ainsi, dans les images, se substituer à la prépondérance auparavant accordée aux choses dans la posture documentaire.
Ce passage du document à l’expression, qui touche aux pratiques et à l’économie de la photographie autant qu’au régime de vérité des images, se traduit directement dans leurs formes. Sans que l’on puisse pour autant affirmer, comme le fait la rédactrice en chef, que les images publiées dans le Hors-série «ne sont pas seulement belles et sensibles, [mais] tout simplement intelligentes».
Autant les photographies-documents d’hier n’étaient pas des «images justes, mais juste des images» (Jean-Luc Godard) ; autant il paraît difficile de soutenir (sérieusement) que les photographies-expressions d’aujourd’hui sont «intelligentes».
Tout en apportant la confirmation que la photographie de presse est engagée dans un devenir-expression, le Hors-série de Libération témoigne de l’essor aujourd’hui fulgurant de la «photographie numérique». Essor qui est d’ailleurs l’un des accélérateurs du devenir-expression de la photographie de presse, en ce qu’il vient une nouvelle fois bouleverser la pratique documentaire. Et cela de plusieurs façons : en brisant le régime de vérité qui était supporté par la photographie argentique, en modifiant la matérialité des images, en accroissant considérablement leur vitesse de circulation, et, de plus en plus, en transférant une partie du rôle d’informer aux amateurs.
Par sa nouveauté et par sa généralisation rapide, le numérique suscite des débats passionnés entre ceux qui considèrent (c’est mon cas) qu’il introduit une césure radicale au sein des pratiques, des processus, des productions, des usages, et bien sûr de l’économie, des images photographiques ; et ceux qui, comme Michel Frizot dans le Hors-série, affirment que «la photographie dite ‘numérique’ est pleinement ‘photographique’» et que ses «conditions se distinguent peu de celles en vigueur dans la pratique photographique du XIXe siècle».
Ce point de vue (de bon sens !) s’accompagne d’un bien curieux chapelet d’amabilités à l’encontre de ceux qui ne le partageraient pas, et qui se voient préventivement fustigés tout à la fois pour leurs «fantasmes d’une révolution du photographique», pour leur «schématisme des idées» et pour leurs «assertions péremptoires», avant d’être accusés de se réfugier dans le «règne de l’opinion plutôt que de l’avis motivé». Rien de moins.
Ce n’est qu’après cette très superflue volée de bois vert qu’arrive l’argumentation qui, il faut bien le dire, est tellement maigrelette qu’elle peine à passer pour un «avis motivé». Comme si l’invective n’avait été lancée que pour masquer une incapacité à penser la situation créée par l’avènement de la photographie numérique.
«Pour y voir un peu plus clair, affirme en effet Michel Frizot, il y a lieu de ré-énoncer les fondamentaux de la pratique photographique depuis son invention» au milieu du XIXe siècle. Ces fondamentaux étant constitués par «la mise en présence d’une chambre noire ou appareil photo muni d’une surface photosensible, et d’un champ lumineux qui lui fait face, le tout mis en œuvre par un opérateur».
Mais ces fondamentaux sont tellement fondamentaux qu’ils sont inopérants pour penser des différences. Ainsi rapportée à un degré zéro de définition, la photographie devient impensable dans ses évolutions et mutations.
On a en effet affaire à un double aplatissement: la technique photographique est réduite à un niveau si élémentaire qu’elle ne permet pas de distinguer les procédés qui se sont succédés de 1839 à aujourd’hui; la pratique photographique est rapportée à la seule «technologie» de prise de vue.
Je montrerai (dans l’éditorial de la semaine prochaine) que des outils théoriques un peu plus aiguisés que ces bien frustes «fondamentaux» permettent de soutenir que, de la photographie argentique à la «photographie numérique», les différences sont loin d’être négligeables, que ce ne sont pas seulement des différences de degré mais de nature.
Autrement dit, la «photographie numérique» n’est pas une autre version de la photographie, mais un autre type d’image. L’une et l’autre étant séparées par une fracture qu’il faudra décrire et analyser dans l’ensemble de ses déterminations et conséquences, bien au-delà de ses aspects techniques.
Ce qui suppose d’être attentif aux différences et aux devenirs plutôt que de se crisper sur le passé.
André Rouillé.
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Laurent Grasso, Sans titre #1, 2005. Photo marouflée sur aluminium, châssis affleurant. 94 x 74 cm. Courtesy galerie Chez Valentin, Paris.
paris-art organise une table ronde sur La photograhie numérique le mardi 15 novembre
18 heures : à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts.
A lire :
— L’année photo, Libération Hors-série, Paris, 2005.
— André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, coll. Folio/Essai, Gallimard, 2005.