La profusion et l’accélération des images ne cessent de croître, et les dispositifs nouveaux de se multiplier, tandis que d’autres comme la télévision voient leur puissance se fissurer. Ces bouleversements affectent tout à la fois les outils, les matériaux, les vitesses, les modes de production, les usages, les économies, mais aussi les regards, les esthétiques et les régimes de vérité. Il en ressort une impression mêlée d’immense désordre et de «création continue d’imprévisible nouveauté» (Bergson, Le possible et le réel).
En écho aux dérèglements du monde, cette tourmente, qui ébranle l’univers des images, n’en épargne aucune. Pas même la photographie dont le privilège au XIXe siècle aura été d’apparaître et de prospérer avec la société industrielle et l’économie de marché, et d’en transposer les valeurs et les mécanismes dans le domaine des images. La photo argentique aura donc été l’image à l’image de la société industrielle, l’un de ses dispositifs privilégiés d’expression et de représentation.
Alors que d’autres dispositifs d’images tels que le cinéma puis la télévision sont venus s’ajouter à la photo argentique pour assurer d’autres fonctions figuratives, donc sans la concurrencer, elle est aujourd’hui frontalement menacée sur son propre terrain par la photo numérique. Le dispositif numérique est en train de se substituer au dispositif argentique dont la nature industrielle l’empêche de répondre convenablement aux exigences et besoins de la société mondialisée de l’information et des réseaux. Cette substitution aussi fulgurante que l’extension planétaire des réseaux de communication fait de la photo numérique le dispositif de production d’images fixes à l’image et au service de la société nouvelle. En congruence avec elle.
En tant que dispositif de production mécanisée d’images fixes discontinues par enregistrement d’empreintes lumineuses, la photo a dû changer en raison du passage en cours de la société industrielle vers une société en réseaux numériques. C’est en effet au tournant du XXIe siècle, voici guère plus d’une décennie, que le dispositif basé sur l’alliage chimique de la lumière et des sels d’argent a été remplacé par un dispositif nouveau d’enregistrement numérique des empreintes lumineuses. Par cette mutation, la photo est rentrée dans un devenir-autre, celui d’une autre photo dans la photo. Ce par quoi elle a changé de nature.
En dépit de l’ampleur de la fracture, le dispositif photographique de production mécanisée d’images fixes n’est pas arrivé à sa fin. On n’assiste pas à l’arrêt ou à la disparition de la photo, mais à un processus de substitution du numérique à l’argentique en réponse aux actuels besoins croissants et profondément renouvelés en images fixes. Le numérique procède ainsi à une production de nouveau dans la photo, à son ouverture sur un devenir-autre qui est aussi une adaptation aux régimes de production, de circulation, de visibilité, de savoir-pouvoir, ainsi qu’aux processus de subjectivation, qui sont en train de se généraliser dans le monde à partir des pays développés, et cela conformément à leurs valeurs et intérêts.
Entre son passé récent et son futur proche, l’actualité de la photo réside donc dans son basculement d’un régime chimique industriel à un régime numérique informationnel, dans son passage de l’univers du papier à celui des écrans et réseaux, dans son déplacement du registre de l’expression-représentation à celui de l’information-communication.
Il ne s’agit pas là d’une simple mise à jour, ni d’une adaptation supplémentaire, il s’agit au contraire de faire sortir la photo de ce qui est aujourd’hui devenu sa gangue historique, ses pesanteurs et archaïsmes, pour la projeter dans le monde actuel. Il s’agit d’une nouvelle version, en tous points différente, des images fixes mécanisées — version dont le monde a besoin.
Parce que la production, les propriétés et les usages de la photo numérique sont nouveaux et actuels, dans une différence radicale — en nature et non en degré — avec ceux de la photo argentique. Photographier en numérique ne consiste pas seulement à travailler plus vite et plus facilement qu’avec l’argentique, mais de manière essentiellement différente et nouvelle.
En effet, le régime de visibilité du dispositif numérique est totalement étranger à celui du dispositif argentique. Ce sont deux machines optiques radicalement différentes. On ne photographie pas de la même manière avec l’une et l’autre. On ne voit ni n’enregistre les mêmes choses l’œil collé sur le viseur d’un appareil mécanique muni de quelques bobines de 36 vues, et avec un appareil numérique — ou même un téléphone mobile — entièrement programmable, dépourvu de viseur, équipé d’une carte mémoire de capacité supérieure à mille clichés, et avec lequel on accède immédiatement aux images enregistrées.
L’automaticité, la quantité, l’immédiate accessibilité et la diffusion instantanée des images, ainsi que la substitution de la surface de l’écran de l’appareil à la très historique et culturelle perspective des viseurs, tout cela suffit déjà à définir un nouveau régime de visibilité qui fait voir autrement et d’autres choses, qui distribue une autre lumière sur le monde.
Les praticiens et usagers de la photo numérique sont de fait toujours engagés dans l’expérience, aussi spontanée soit-elle, d’un rapport numérique au monde. Les protocoles numériques de production des images brisent la succession ordonnée d’étapes, de lieux, et d’états d’images propres aux clichés argentiques: développement-tirage, invisibilité-visibilité des images, extérieur-laboratoire, noir-lumière dans le laboratoire, etc.
Les réseaux par lesquels les images numériques peuvent être instantanément diffusées abolissent radicalement la très lente, lourde et verticale diffusion des images au moyen de l’imprimerie.
Surtout, alors que la photo argentique est associée à des valeurs et discours d’arrêt du temps, de fixité des formes, de transparence (Barthes: «Dans l’image, je ne vois que la chose»), d’adhérence aux choses (Barthes: «Le référent adhère»), d’immobilité dans l’archive, mais aussi de vérité, de mémoire et de preuve, la photo numérique, elle, est au contraire associée à un régime totalement différent d’énoncés dans lequel dominent les notions de vitesse, de mobilité, de simultanéité, de flexibilité, de perte d’origine, de mixage, de fausseté, etc.
En somme, ces deux versions de la photo se distinguent en ce que l’une est moderne, et l’autre postmoderne. L’une est accrochée à la croyance en l’essence documentaire de la photo, tandis que l’autre assume son caractère inéluctablement fictionnel. Entre voir et dire, l’une et l’autre ne supportent pas les mêmes formes de savoir. D’un côté, un savoir constatif basé sur des images supposées être documentaires par nature, adhérer aux choses et en transmettre sans distorsion les formes et l’esprit; d’un autre côté, un savoir spéculatif tissé et constitué à partir de séries dynamiques d’images et de données circulant en flux sur les réseaux et entretenant avec les choses des relations toujours variables, à estimer et agencer cas par cas.
Alors que la photo argentique est réputée recéler une vérité par contact, le vrai de la photo numérique ne serait guère qu’un supplément aléatoire, une écume du faux.
André Rouillé
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