idéaliste de la photographie et de rapporter les images à l’existence préalable de choses dont elles ne feraient qu’enregistrer passivement la trace.
Roland Barthes est sans doute celui qui est allé le plus loin dans cette direction, en particulier dans son dernier ouvrage, La Chambre claire (1980), où sa problématique métaphysique de l’être et de l’existence a pour effet de réduire la réalité aux seules substances, de rabattre les images décrétées «toujours invisibles» sur les choses, et de négliger totalement les formes photographiques.
Le dogme de l’empreinte masque cela que la photographie, selon ses moyens propres, fait être. De part en part construite, elle fabrique et fait advenir des mondes. Tandis que l’empreinte va mécaniquement de la chose (préexistante) au cliché, l’image, elle, produit du réel.
Les limites de la notion d’empreinte sont apparues nettement quand, au cours des années 1980, la fonction documentaire de la photographie a décliné au profit de son usage en tant que matériau de l’art contemporain. Du document à l’art contemporain, la photographie a basculé de l’empreinte à l’allégorie. A la figure rhétorique de l’empreinte (c’est-à -dire du semblable, du même, de la répétition mécanique, de l’univoque, du vrai) succède celle de l’allégorie qui est au contraire double, ambiguï;té, différence, fiction. De l’empreinte à l’allégorie, la photographie passe du redoublement de la chose elle-même à une autre chose que la chose. «C’est du spectacle, avec tout ce que cela comporte d’artifices. Nous optons pour l’ambiguï;té, l’équivoque», déclarent à l’envi Pierre & Gilles.
Dans l’allégorie, un sens propre, explicite, renvoie à un sens latent, figuré — à vocation universelle (religieuse, morale, philosophique). Chez Platon, la caverne sert ainsi à exposer les degrés de la connaissance et ceux de l’être.
Plus largement, le mécanisme de l’allégorie consiste à doubler un texte (ou une image) par d’autres, à les lire à travers d’autres, à la manière du commentaire et de la critique qui produisent des textes sur des textes et des images. En fait, l’allégorie fonctionne sur le principe du palimpseste: la production allégorique ne vise pas à rétablir une signification originelle perdue ou obscure (ce n’est pas une herméneutique), elle ajoute et substitue une signification autre (allos=autre) à la signification antérieure.
Le supplément allégorique est à la fois ajout et remplacement, il se substitue à la précédente signification qui est effacée ou masquée, comme dans un palimpseste. À l’inverse de la photographie-document dont l’idéal est de transmettre avec le plus de fidélité possible.
Nombreuses sont, à partir des années 1980, les œuvres photographiques qui fonctionnent sur le principe de l’allégorie-palimpseste. Celles de Pierre & Gilles évidemment. Mais aussi celles de Joachim Mogarra dont la série Montagnes de magazine (1994), par exemple, se compose de grandes photographies de montagnes. Avec cette particularité que souligne le titre de la série: les clichés n’ont pas été pris d’après nature, mais d’après des images de montagnes imprimées dans des magazines. Dérision des genres canoniques de l’histoire de l’art; jeu avec les référents de la photographie; brouillage de l’identité des choses; inversion ludique des hiérarchies: autant de remises en question des valeurs traditionnelles de l’art et de la photographie.
Éric Rondepierre, quant à lui, prend des clichés de photogrammes de films sous-titrés dans lesquels s’entrecroisent les matières filmique, textuelle, photographique et vidéographique.
Les grandes photographies d’architectures intérieures ou extérieures de Thomas Demande n’ont pas été prises d’après des bâtiments réels, mais à partir de maquettes minutieusement réalisées par l’artiste.
La photographie ne procède plus là à une imitation de la nature, mais à d’une imitation de la culture, imitation d’ordre deux. Imitation d’œuvres qui imitent: non plus faire voir de l’être par des images, mais faire voir des images par un palimpseste. Quand la photographie sort de la sphère documentaire pour servir de matériau à l’art contemporain, l’allégorie prévaut sur l’empreinte.
La photographie s’inscrit à partir des années 1980 dans des œuvres où l’allégorie se manifeste sous ses autres aspects que sont la ruine, le fragment, le morcellement, l’imperfection, l’incomplétude. Walter Benjamin a insisté sur «le rapport de l’allégorique avec tout ce qui est fragmentaire, désordonné, encombré», sur le fait que «dans le champ de l’intuition allégorique, l’image est fragment, ruine».
Thomas Hirschhorn installe par exemple des autels profanes, dérisoires et éphémères, au coin des rues en hommage à des artistes, écrivains ou philosophes (Mondrian, Carver, Deleuze) comme autant d’antimonuments (Autels, 1997-2000).
Le caractère fragmentaire, désordonné et encombré d’éléments disparates et dérisoires, que l’on rencontre souvent chez Hirschhorn, se retrouve dans les travaux de Peter Fischli et David Weiss: évidemment dans le film Der Lauf der Dinge (Le cours des choses, 1986-1987), où des réactions chimiques et mécaniques se produisent en chaîne entre une succession d’objets hétéroclites; également dans la série photographique Bilder, Ansichten (Images, vues), où sont accumulés sans ordre des échantillons de stéréotypes visuels propres à la photographie touristique.
Entre la photographie-document des photographes et la photographie allégorique des artistes, les procédures diffèrent sensiblement : tandis que le photographe est à la recherche d’une vision totalisante et cohérente, l’artiste de l’après-modernisme multiplie les vues partielles, fragmentaires, éclatées, voire dérisoires. Le premier tente de saisir en un instant décisif l’essence d’une situation ; le second demande seulement à la photographie de conjurer le caractère éphémère des choses en enregistrant leurs plates apparences, ou en dressant des inventaires sans ordre défini, sans profondeur, sans parti pris ni point de vue affirmés.
On passe de la profondeur à la surface, de la quête d’un sens global à la juxtaposition de regards partiels, du point de vue singulier à la série de vues éclatées. Sur le plan éditorial cela se traduit souvent par d’épais livres compilant les clichés généralement imprimés en pleine page, à bords perdus, sans aucun texte ni introduction.
D’un côté, une vision en profondeur et une volonté de traverser la surface des choses pour en extraire un sens ; de l’autre côté, l’étalement de vues asubjectives et asignifiantes, aussi neutres et détachées que possible.
Pour l’allégorie-palimpseste, le réel n’est pas un but mais un point de départ. Il s’agit moins d’en circonscrire, interroger ou transmettre le sens que de s’en emparer artistiquement, quitte à le recouvrir, le masquer, le transformer, voire l’effacer totalement. La réalité matérielle, historique, sociale ou artistique est ainsi traitée comme un matériau infiniment malléable sans égards ni pour la fidélité (celle de la photographie-document), ni pour les normes et pratiques esthétiques (celles du modernisme), ni pour les chronologies et les catégories établies (celles de l’histoire de l’art).
Ce retour de l’allégorie dans l’art à la fin du XXe siècle coï;ncide avec l’essor du Postmodernisme qui a effacé et recouvert tout l’édifice du Modernisme. Alors que les règles modernistes consistaient à distinguer, exclure, classer, le Postmodernisme a ajouté sans règles ni distinctions. Mélange, métissage, éclectisme, recyclage, méli-mélo des pratiques, des matériaux, des références, des genres, des styles et des époques au sein d’une même œuvre : le Modernisme était exclusif, le Postmodernisme a été inclusif. La pureté a été balayée par d’infinis mixages et entrecroisements de matières photographiques, scripturales, graphiques, picturales.
La fin du Modernisme correspond au passage d’une époque de l’empreinte à une époque de l’allégorie. Ce qui, du point de vue de la photographie, se traduit par un fort et rapide déclin de sa fonction traditionnelle de document au profit de nouveaux usages, en particulier celui de matériau artistique.
De l’une à l’autre époque, de la photographie-empreinte à la photographie-allégorie, ce sont d’autres formats et formes d’images, d’autres lieux de présentation et de circulation, d’autres usages, d’autres matières, d’autres régimes de vérité. Un basculement des pratiques et des valeurs d’images qui accompagne et actualise en art les grands bouleversements du monde contemporain.
André Rouillé.
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Fischli et Weiss, Fleurs, Champignons, 1997-1998. Photo c-print. Courtesy le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Copyright Fischli et Weiss